samedi, décembre 30, 2023

CCEM, la COP28 et la transition énergétique

 


1. Introduction 

L’année 2023 s’est achevée avec les conclusions de la COP28, qui ont été abondamment commentées dans la presse. Je reproduis ici la citation du ministre Canadien de l’environnement Steven Guilbeault : « COP28 reached a historic agreement ... It provides opportunities for near term action and pushes for a secure, affordable, 1.5C compatible and clean transition. The text has breakthrough commitments on renewable energy, energy efficiency, and the transition away from fossil fuels ». Ce résumé un peu idyllique cache une réalité plus contrastée, puisque ces objectifs s’appuient sur une feuille de route théorique, sans engagement. Une analyse plus détaillée des propositions de la COP 28 peut être trouvée sur le site de Carbon Brief.

La substance de la conclusion proposée par la COP28 peut être trouvée dans ce rapport préparée avec IRENA (the international renewable agency): « Tripling renewable power and doubling energy efficiency by 2030 : Crucial Steps towards 1.5C°». Ce document, très bien écrit et illustré, donne des chiffres clés pour comprendre une double proposition :

  •   Une accélération forte du déploiement de capacité électrique renouvelable (en premier lieu le photovoltaïque, suivi par l’éolien) pour atteindre en 2030 une puissance installée de 11000 GW au lieu de 3300 aujourd’hui.
  • L’accélération de l’efficacité repose sur un scénario également volontariste de décrue de l’intensité énergétique (l’énergie consommée par unité de GDP), de l’ordre de -2.7% par an, là où la tendance naturelle des 30 dernières années (combinaison de l’efficience et de la dématérialisation) est de -1.4% par an.

Les lecteurs curieux trouveront encore plus de détail dans le document préparatoire publié un peu plus tôt, intitulé : « World Energy Transitions Outlook 2023 ». Ce rapport de 176 pages donne plus de détail sur les deux directions : comment accélérer le déploiement des énergies renouvelables et réduire la densité énergétique de nos économies.

Lorsqu’on a l’habitude de consulter les chiffres produits par les différentes zones du monde (et l’IRENA produit un décompte fort précis dans ses documents de synthèse), on se rend compte de l’aspect très « volontariste » des chiffres de ce rapport. La Chine a démontré une forte capacité d’accélération qui rend le scénario IRENA possible, mais la prospective pour les US ou l’Europe est plus modeste, et le taux attendu de croissance est plus faible (que le x3 de la COP28). Si on cumule cette prospective zone par zone, on obtient au mieux 6400 GW en 2030, versus les 11000GW du rapport de la COP28. Si l’on regarde un peu plus loin dans le document « World Energy Transition Outlook », on voit que IRINA envisage un taux d’électrification de l’énergie de 80% en 2050, alors que la transition d’une forme d’énergie primaire vers une autre est une entreprise longue et complexe (nous allons y revenir).

La thèse de ce billet de blog est qu’il est essentiel d’expliciter ses croyances (ses modèles mentaux) lorsqu’on parle de prospective. Le scenario à 1.5C d’IRINA n’est pas impossible, mais il s’appuie sur des hypothèses fortement discutables. Comme je l’ai expliqué dans les billets précédents, je ne critique pas la démarche d’IRINA, les hypothèses en matière de transition énergétique sont des « known unknowns », mais il est important de reconnaître l’incertitude et/ou la difficulté des chemins proposés, surtout lorsqu’ils sont ensuite repris par les pouvoirs politiques. Ce billet fait suite aux deux précédents. Dans le premier nous avons introduit la notion de modèles « énergie-économie-climat », qu’ils s’agissent de IAM (Integrated Assessment Models) ou de SDEM (System Dynamics Earth Model). Nous avons proposé un nouveau modèle appelé CCEM (Coupling Coarse Earth Models) qui permet d’expliciter les modèles mentaux implicites, que nous avons appelés les « known unknowns » du modèle de couplage terre-humanité. Le second billet a permis de donner plus de détails sur le fonctionnement de CCEM et d’étudier avec plus de détail ce que nous savons sur les conséquences économiques du réchauffement climatique, un sujet identifié sous le nom de SCC (Social Cost of Carbon). Le billet d’aujourd’hui va être l’occasion de présenter à la fois une meilleure caractérisation des hypothèses d’entrée (et donc de voir où je diffère de celles présentées par la COP, en étant plus proche des observations de Vaclav Smil dans « How the World Really Works »), et quelques exemples préliminaires de résultats de simulation (le modèle évolue constamment mais une partie des ordres de grandeurs sont liés à des lois de conservation physique relativement immuables).

Ce billet est organisé comme suit. La section 2 revient sur les « known unknowns » du réchauffement climatique, qui ne portent pas sur les conclusions du GIEC, mais plutôt ce qui est en amont : l’évolution du système couplé énergie-économie, et ce qui est en aval : les conséquences économiques du dérèglement climatique. Dans un objectif de simplification et de pédagogie, je propose 6 chiffres clés (les KNU : key known unknowns) qui caractérisent le modèle mental d’une simulation. La section 3 donne quelques exemples de simulation et d’analyse de sensibilité, en jouant avec les paramètres d’entrée pour utiliser CCEM comme un jumeau numérique. La section 4 termine en ouvrant les perspectives d’évolution de CCEM pour prendre en compte les rapports de force entre les blocs géographiques et voir comment des mécanismes de taxation carbone peuvent être implémentées avec des acteurs dont les intérêts ne sont pas alignés.

 

2. Six KNUs pour orienter la prospective  


Commençons par rappeler que CCEM est organisé autour de 5 « knowns unknowns » et de 5 sous-modèles associés (M1 à M5). Ces « known unknowns » sont des modèles mentaux, des « croyances », autour de sujets complexes pour lesquels il existe beaucoup d’incertitude et pas de consensus scientifique sur une valeur précise.  Chaque simulation produite avec CCEM prend comme paramètre d’entrée l’explicitation de ces knowns unknowns sous forme de courbes. Pour faciliter la compréhension et la comparaison avec d’autres modèles ou études, nous avons identifié six KPI clés qui décrivent le mieux les Inconnus Connus, et qui abordent les choix les plus critiques. Par exemple, la quantité de réserves d'énergie fossile ou la croissance démographique attendue au 21e siècle sont des facteurs critiques mais il y a un meilleur consensus, tout en reconnaissant une grande déviation. Voici ces 6 KPI (que nous appelons KNUs), pour lesquels il y a une grande incertitude, mais aussi suffisamment de littérature pour effectuer une calibration.


  1. Le "Taux de croissance de l'énergie propre", qui est la vitesse à laquelle de nouvelles capacités vertes peuvent être ajoutées. Le KPI que nous utilisons est le nombre de PWh qui peut être ajouté en une décennie.
  2. "L'intensité énergétique" est le rapport de l'énergie totale utilisée par unité de PIB. Elle a constamment diminué au fil des ans. Nous avons utilisé la croissance agrégée combinée (négative) comme KPI (CAGR), qui est liée à la croyance de dématérialisation du sous modèle M2.

  3. L'élasticité négative de la demande d'énergie au prix est un KPI qui décrit le comportement d'annulation du modèle M2. Les études économiques séparent l'élasticité à court terme et à long terme, nous utilisons l'élasticité à long terme pour calibrer la croyance d'annulation. C'est un sujet débattu et cette élasticité est clairement un « known unknown ».
  4. L'électrification de la consommation d'énergie est l'un des « known unknown » qui fait débat, comme nous l’avons souligné en introduction. De nombreux usages de l'énergie non électrique, de la chimie au transport lourd, sont encore difficiles à convertir en vecteur électrique. Nous utilisons comme 4e KPI le taux d'électrification de l'énergie atteint en 2050, qui était de 16 % en 2020 (ici nous effectuons un simple rapport sans facteur de conversion entre les types d'énergie primaire - certains auteurs multiplient le produit de l'électricité verte par un facteur Carnot, donc le pourcentage peut sembler plus élevé).

  5. Le retour sur investissement (moyenne faite sur l’ensemble des zones) est un paramètre clé qui détermine la forme de la croissance de l'économie mondiale. Nous utilisons ici la moyenne mondiale comme 5e KNU, mais il y a encore plus d'incertitude lors de l'établissement de ce paramètre pour chaque zone, comme l'indique la croissance relative des quatre zones au cours des trois dernières décennies.

  6. Le dernier KPI que nous utilisons pour caractériser M5 est la perte de PIB en fonction des dommages causés par le réchauffement. Un calcul simpliste de "pseudo-SCC" peut être effectué en divisant l'impact cumulé du réchauffement climatique du 21e siècle  par la quantité totale de CO2 émis pendant la même période. Notez que nous n'introduisons aucun taux d'actualisation dans ce rapport brut.

Autrement dit, le travail fait depuis quelque mois a consisté à sélectionner les dimensions des « known unknowns » qui font le plus débat, et de faire la recherche bibliographique pour donner des ordres de grandeur possibles. La figure suivante montre la valeur que nous avons obtenue grâce au "processus de calibration web" décrit dans les billets précédents (50 pages de notes prises sur le Web), avec l'aide de quelques experts de la NATF. Pour rendre cela plus concret, nous avons ajouté les valeurs similaires qui sont proposées dans le chemin IRINA +1.5C (IRINA 2022).

 

 

Figure 1 : Les six KNU qui caractérisent le contexte d’une simulation CCEM

 

Le KNU#5 porte sur la croissance attendue de l’économie mondiale, en fonction du taux de retour sur investissement (« RoI ») de la partie du PIB qui est investi chaque année par les pays (un taux relativement stable et qu’il est facile de modéliser). Le choix d’une valeur de 9% correspond à une croissance attendue de 2.3% (CAGR) lorsqu’on multiple ce ROI par les taux constatés de réinvestissement. C’est bien une « croyance », une hypothèse que je fais sur le futur, pour tenir compte d’une tendance globale de ralentissement lié à l’ensemble des limites planétaires.  La figure suivante est tirée du site macrotrends, elle représente l’évolution du PIB mondial depuis 60 ans.

 

 Figure 2: Evolution du PIB mondial sur 60 ans 

 


Le débat le plus intéressant est celui sur la transition énergétique, lié au KNU #4, à savoir la vitesse à laquelle nous pouvons électrifier la consommation d’énergie. Le débat sur le KNU#1 porte sur la vitesse de fabrication et de déploiement des énergies renouvelables et nucléaires, il y a des divergences d’opinion mais il reste assez simple à comprendre. Celui sur la transition énergétique (passer d’une source d’énergie primaire à une autre au moyen de vecteurs, l’électricité aujourd’hui et l’hydrogène demain) est beaucoup plus complexe. Pour comprendre en profondeur le sujet, je vous recommande la lecture de « How the world really works : the Science Behind How We Got Here and Where We’re Going » de Vaclav Smil.  Il s’agit d’un livre de référence, avec beaucoup de chiffres clés et d’explications sur les dimensions scientifiques, de la chimie à la physique, des processus clés qui font fonctionner notre société : agriculture, logement, transport, etc. Je ne vais pas essayer d’en faire un résumé mais choisir quelques citations clés pour vous donner envie de lire le livre, et expliquer en quoi ces éléments de réflexion alimentent le débat sur la transition énergétique. On verra que Vaclav Smil est clairement dans le camp des pragmatiques qui prévoient un étalement sur plusieurs décades de la décarbonation de notre énergie (entre 5 et 10, mais pas 3) : « The real wrench in the works: we are a fossil-fueled civilization whose technical and scientific advances, quality of life, and prosperity rest on the combustion of huge quantities of fossil carbon, and we cannot simply walk away from this critical determinant of our fortunes in a few decades, never mind years ».

  • Vaclav Smil se concentre sur les processus clés de la production d’acier, de ciment, d’amoniac et de plastique, qui sont constitutifs de l’industrialisation du monde depuis 2 siècles : « Steel, cement, ammonia, and plastics will endure as the four material pillars of civilization; a major share of the world’s transportation will be still energized by refined liquid fuels (automotive gasoline and diesel, aviation kerosene, and diesel and fuel oil for shipping); grain fields will be cultivated by tractors pulling plows, harrows, seeders, and fertilizer applicators and harvested by combines spilling the grains into trucks ». L’importance de l’énergie et de la chimie dans l’agriculture est absolument fondamentale : « Between 1800 and 2020, we reduced the labor needed to produce a kilogram of grain by more than 98 percent—and we reduced the share of the country’s population engaged in agriculture by the same large margin »; « Simply restated: in 2020, nearly 4 billion people would not have been alive without synthetic ammonia ».
  • Vaclav Smil donne des clés pour comprendre la prospective et déchiffrer des résultats de modèles. Il ne cherche pas à produire ses propre prévisions mais à donner des « détrompeurs » : « My goal is not to forecast, not to outline either stunning or depressing scenarios of what is to come. There is no need to extend this popular—but consistently failing—genre: in the long run, there are too many unexpected developments and too many complex interactions that no individual or collective effort can anticipate ».  Son livre d’inscrit dans un désir philosophique de mettre le doute propre à toute démarche scientifique dans la tête de ses lecteurs : « De omnibus dubitandum (Doubt everything) must be more than a durable Cartesian quote; it must remain the very foundation of the scientific method  ».
  • Il s’intéresse à des études prospectives semblables à celle d’IRENA, qui prévoient la division par deux (-52%) de la demande énergétique en 2050, pour souligner – ce que fait précisément la modélisation CCEM – la rupture avec les constantes observées depuis des décennies : « Cutting per capita energy demand by half in three decades would be an astonishing accomplishment given the fact that over the previous 30 years global per capita energy demand rose by 20 percent ».
  • Le point clé est la complexité du système énergétique global, qui se traduit par la « viscosité » lorsqu’on parle de transition. Changer d’une source à une autre n’est pas simplement une question d’investissement, il y a à la fois des contraintes de faisabilité et de mise en œuvre, cela prend du temps et des efforts importants : « But we cannot instantly change the course of a complex system consisting of more than 10 billion tons of fossil carbon and converting energies at a rate of more than 17 terawatts, just because somebody decides that the global consumption curve will suddenly reverse its centuries-long ascent and go immediately into a sustained and relatively fast decline ». Les mots clés de cette réflexions sont les des classiques des systèmes complexes : inertie, échelle, friction. Cela ne signifie nullement que la transition ou les progrès d’efficacité ne peuvent être obtenus ; au contraire, Vaclav Smil donne de nombreux ordres de grandeurs utiles (pour le modeleur) : « Today’s best practices have a combined demand of just 17–20 gigajoules per ton of finished product; less efficient operations require 25–30 GJ/t. ».
  • Une des conséquences de cette viscosité est qu’il n’est possible d’obtenir une réduction forte de la consommation d’énergie fossile que par une forte sobriété (imposée, nous allons y revenir), c’est-à-dire une réduction des capacités de l’économie (et donc des niveaux de vie) : « As a result, non-carbon energies could completely displace fossil carbon in a matter of one to three decades ONLY if we were willing to take substantial cuts to the standard of living in all affluent countries and deny the modernizing nations of Asia and Africa improvements in their collective lots by even a fraction of what China has done since 1980 ».
  • Une partie du livre fait de la pédagogie sur ce qu’est l’énergie et comment comprendre les chiffres. Vu que 50% des centaines d’articles que je lis depuis 3 ans contiennent au moins une grossière erreur d’ordre de grandeur, lorsque ce n’est pas la confusion entre énergie et puissance, ce type de rappel est nécessaire. Ce n’est pas pas un hasard si les défenseurs d’une “approche 100% renouvelable” s’exprime en termes de puissance : « In 2019, Germany generated 577 terawatt-hours of electricity, less than 5 percent more than in 2000—but its installed generating capacity expanded by about 73 percent (from 121 to about 209 gigawatts). The reason for this discrepancy is obvious »

Je ne reviendrai pas aujourd’hui sur le sujet de l’impact du réchauffement et du SCC, qui est porté par le KNU#6 et qui faisait l’objet du billet précédent. Les rapports du GIEC, qui sont très complets et riches sur une grande partie du réchauffement climatique sont beaucoup plus qualitatifs que quantitatifs sur le sujet des dommages. Comme les modèles IAM sont eux le plus souvent conservateurs en termes de dommages, il y a une dissonance cognitive qui alimente le sentiment d’impuissance (« mais pourquoi les politiques n’écoutent pas les scientifiques ? »). La conclusion temporaire, en attendant que plus de moyens soient alloués à la recherche scientifique sur la quantification des impacts, est qu’il est essentiel de préciser ses hypothèses d’impact lorsqu’on propose une simulation prospective.

 

3. Premiers résultats de simulation de CCEM

 

Je ne vais pas revenir aujourd’hui sur le modèle CCEM ; je vous renvoie aux deux billets précédents, ou à l’exposé que j’ai mis en ligne sur Slideshare, qui fait la synthèse d’une année de travail sur ce modèle. La figure suivante représente une simulation à partir des « median beliefs » caractérisés dans la section précédente. La partie gauche de la figure rapporte les indicateurs qui se trouvent habituellement dans des rapports similaires sur les modèles terrestres (voir DICE ou ACLL par exemple) : PIB, production totale d'énergie primaire, émissions de CO2 (forcing) et température résultante (moyenne mondiale annuelle). La partie droite de la figure rapporte les mêmes données en utilisant l'identité de Kaya pour définir les indicateurs de performance : PIB / habitant, densité énergétique (W.h pour produire 1$ de PIB), et intensité en CO2 de l'énergie (gCO2 / kW.h). Nous n'incluons pas des résultats plus détaillés tels que la "perte de PIB à cause de la pénurie d'énergie" ou les dommages du réchauffement climatique (perte de PIB en pourcentage à cause de la perte de capacité productive), mais ils sont déjà significatifs dans cette simulation (cf. KNU#6 de la section précédente).

 

 


Quelques commentaires peuvent être utile pour comprendre le résultat exprimé au travers de l’identité de Kaya :

  • Attention aux chiffres de PIB exprimés en dollars courant. Personne ne sait ce que représenteront 100$ en 2100.
  • L’évolution de l’intensité CO2 de l’énergie est l’illustration parfaite de la viscosité exprimée par Vaclav Smil: la tendance vers la décarbonation de l’énergie est constante, mais cela prend du temps.

  • La dématérialisation de l’économie est une autre macro-tendance de fond, mais elle pose d’autres questions : l’économie « immatérielle » (numérique ou service) s’ajoute à l’économie matérielle en prenant une part croissante de la valeur, mais elle n’est pas indépendante. C’est pour cela que nous avons introduit la production d’acier et de blé comme proxys de l’économie matérielle dans la version 4 du modèle CCEM. Cette dépendance entre économie matérielle et immatérielle (autrement dit, à quoi servent les services facebook si je n’ai plus à manger) reste une question ouverte du modèle.
  • Les chiffres utilisés pour la prospective démographique s’appuient sur des études récentes qui prennent en compte la baisse de la fertilité masculine (une conséquence probable mais non encore démontrée de la pollution) et l’impact de l’éducation supérieure de la population féminine. Ils sont donc plus bas que les chiffres publiés récemment par l’ONU, mais ceux-ci sont contestés (l’article « When Will the Global Population Reach Its Peak? » mérite d’être lu).

A titre d’illustration pour revenir sur le débat posé en introduction, les ordres de grandeur de cette simulation pour 2030 seraient de 18800 TWh d’énergie « propre » (nucléaire ou renouvelable), soit un peu plus de 10% d’une production d’énergie qui augmenterait de 11% entre 2019 et 2030 (ce qui implique que la production d’énergie fossile continue à augmenter). Si l’idée que 90% de l’énergie produite aujourd’hui est d’origine fossile vous choque, c’est parce vous êtes habitué à un mode de calcul qui multiplie par 3 l’énergie produite directement sous forme d’électricité (facteur de Carnot), ce qui augmente « mécaniquement » la part des énergies renouvelables dans le mix. C’est tout l’intérêt des livres de vulgarisation de l’énergie comme celui de Vaclav Smil déjà cité ou encore mieux, le livre de référence de Hans B. Puttgen and Yves Bamberger : « Electricity: Humanity’s Low-carbon Future - Safeguarding Our Ecological Niche ».

 

La figure suivante représente une étude de sensibilité la quantité supposée des réserves d’énergie fossile en fonction du prix d’extraction. Sans surprise, on voit que la croissance économique est directement liée à la disponibilité d’énergie bon marché (si les réserves sont plus importante, l’énergie est à la fois plus abondante et moins chère).  En conséquence, la quantité de réserves d’énergie fossile est bien un des facteurs clé du réchauffement climatique, même si les « progrès » de la dématérialisation et de l’efficience font que la consommation passe par un pic autour de 2050 et baisse ensuite, même dans un scénario d’énergie abondante. Je n’ai pas la place ici pour donner des résultats détaillés mais il est intéressant de noter que l’impact sur la croissance économique est plus forte en Europe et aux US qu’en Chine, qui a fait le choix stratégique du charbon (abondant) et dépend moins de la disponibilité du pétrole et du gaz. Pour finir ces observations, notons que la vitesse à laquelle nous pouvons ajouter des énergies renouvelables (KNU#1) est d’autant plus importante que les energies fossiles sont rares.

 


La dernière figure de cette section reprend une comparaison entre trois scénarios que j’avais évoqué précédemment, qui correspondent à mon effort pour reproduire une trajectoire « à la Nordhaus » (un modèle avec une énergie fossile qui reste abondante et conduit à un réchauffement de +3C°), un modèle « accord de Paris / Carbon Shift » qui utilise un ensemble de mesures de sobriété forcées pour conserver le réchauffement proche de 1.5C (ici 1.7C ) et pour finir un modèle « techno-optimiste » inspiré de penseurs de la Singularity University tels que Peter Diamandis (l’optimisme consistant majoritairement à anticiper un progrès technologique accéléré permettant la transition plus rapide vers les énergies renouvelables).

 


Sans donner en détail la caractérisation des known unknowns propres à chacun de ces trois scénarios, voici un résumé de ce qui les sépare, et qui permet au même modèle de produire des trajectoires fort différentes :

  1. Le premier scénario suppose des réserves de gaz et pétrole importante, et la poursuite de la progression du charbon, ce qui conduit à dépasser 700ppm de CO2. Les efforts de transition énergétiques restent modérés, dans une vision « business as usual ».
  2. Le deuxième scénario s’appuie sur une forte taxation carbone à plus de $400 la tonne, et un effort volontariste d’accélérer la transition énergétique et l’augmentation des capacités renouvelables (cf. le débat posé en introduction, on suppose ici que c’est possible). Comme ceci ne suffit pas, ce scénario suppose également une augmentation de la sobriété « choisie » par la régulation (en addition à la sobriété « subie » liée à la raréfaction des ressources traduite en augmentation des prix). Ce scénario pourrait sembler attractif dans le sens ou la réduction sur le PIB est sensible en 2050 mais s’atténue en 2100, mais cela masque les disparités régionales (un impact très négatif sur la Chine, et positif à long-terme pour les US).

  3. Le troisième scénario est une vision plus optimiste avec une accélération des gains d’efficacité énergétique (dans la lignée du scénario +1.5 C de IRENA) et une réduction exponentielle des couts de production des énergies renouvelables qui continue au 21e siècle – la signature des scénarios « exponentiels ».

Une des conclusions les plus fortes que l’on peut tirer de ces simulations, en particulier les analyses de sensibilité lorsqu’on introduit une taxe carbone, est que les impacts négatifs sur les économies sont très différents d’une zone à l’autre. Parce que son intensité énergétique est plus haute, la Chine serait plus impactée (réduction beaucoup plus forte de la croissance économique) par l’instauration d’une taxe carbone uniforme. Ceci nous conduit naturellement à la section suivante et notre objectif de prendre en considération les rapports de forces entre blocs géopolitiques


5. Réchauffement Climatique et Evolutionary Game Theory (EGT)

 

Le point de départ de cette réflexion pour 2024 est la constatation, dans les simulations tout comme dans l’observation de la géopolitique de 2023, que les intérêts de différents blocs (pays ou continents) ne sont pas véritablement alignés. Les macro-objectifs stratégiques se ressemblent : développement de l’économie et du niveau de vie, satisfaction de la population (et l’objectif dual de réduire ce qui provoque la « pain » /douleur  du modèle M5), réduction du réchauffement climatique, préservation de son indépendance et sa résilience … mais les priorisations sont différentes à la fois en fonction des attentes des populations et des régimes politiques en place. En termes de modélisation d’un « jeu » entre des acteurs qui seraient les 4 blocs géopolitiques identifiés dans CCEM v4 (US, Europe, Chine et ResteDuMonde), le modèle définit la stratégie de chaque acteur comme une combinaison linéaire des objectifs élémentaires précédents ( la façon la plus simple de représenter une stratégie multi-objectif). Le fait que les acteurs géopolitiques n’ont pas les mêmes intérêt est particulièrement bien illustré par l’article du Gardian en Novembre 2023 : « ‘Insanity’: petrostates planning huge expansion of fossil fuels, says UN report ». Il est clair que la prospective des pays producteurs de pétrole n’est pas celle de IRENA.

Dans l’approche GTES (une approche qui mixe la randomisation – de type Monte-Carlo – et la théorie des jeux évolutionnaire), les joueurs choisissent des tactiques (ce que le vocabulaire de la théorie des jeu désigne par « best response » … à la situation du moment) pour maximiser leurs objectifs stratégiques propres. La « tactique » d’un bloc est alors définie par sa politique de taxation carbone, sa stratégie énergétique (transition énergétique, efficience et sobriété) et par une matrice de redirection, définie dans le modèle M5, qui déclenche des réactions lorsque des niveaux de pain sont atteints. L’objectif d’une approche GTES (Théorie des jeux évolutionnaire) est de trouver un équilibre de Nash entre acteurs qui maximise leurs objectifs stratégiques en optimisant leurs paramètres tactiques, dont cette matrice de redirection. La définition de la non-satisfaction (pain) dans la version courante de CCEM v4 s’appuie sur les grandeurs qui sont calculées :  l’évolution du GPD/habitant, les activités arrêtées à cause des dégâts liés au réchauffement climatique, les activités arrêtées à cause d’une sobriété énergétique forcée, la quantité de blé disponible par personne. Cette modélisation sera amenée à évoluer, par exemple en prenant en compte l’influence des crises climatiques sur la mortalité, où en renforçant la dimension matérielle de l’économie. Concrètement, l’objectif de cette phase de modélisation est de comprendre, par exemple, ce que l’Europe peut faire compte tenu de son impact limité et du fait que les autres blocs n’ont pas la même analyse (surtout dans le cas ou Trump reviendrait au pouvoir).

Dans un jeu entre acteurs, il est fondamental d’identifier les interactions, la capacité pour un acteur à influencer un autre au moyens de signaux. Plusieurs couplage globaux font partie du modèle : un marché unique de l’énergie, la représentation explicite du « balance of trade » (les flux de commerce extérieurs) qui représente une dépendance entre bloc, l’état CO2 / température de la planète qui est ici traité comme un « commun ». Il reste à trouver, pour CCEM v5, une bonne représentation d’une forme de protectionnisme et une façon pour un bloc de décider d’une taxation carbone extraterritoriale, comme l’approche CBAM préconisée par l’Union Européenne. Les simulations évoquées dans la section précédente rendent très peu probable l’application d’une taxe carbone mondiale unique et uniforme.

CBAM (Carbon Border Adjustment Mechanism) est une proposition d’un outil politique conçu par l'Union européenne pour atténuer le risque de fuite de carbone, où les entreprises pourraient déplacer leur production à forte intensité de carbone vers des pays avec des contraintes d'émission moins strictes, ou où les biens importés sont moins chers parce qu'ils sont produits avec des émissions de carbone plus élevées, comparés aux biens fabriqués au sein de l'UE. Voici un résumé du fonctionnement du CBAM :

  • Le CBAM oblige les importateurs de certains biens dans l'UE à payer un prix pour le carbone. Ce prix est destiné à être équivalent à celui qui aurait été payé si les biens avaient été produits selon les règles de tarification du carbone de l'UE.
  •  Le mécanisme calcule le coût du carbone en fonction des émissions de gaz à effet de serre contenues dans le bien importé.
  • Durant la phase initiale, les entreprises important des biens dans l'UE devront commencer à rapporter les émissions pour ces biens. Finalement, elles devront se conformer en achetant des certificats de carbone correspondant à ces émissions.

CBAM n’est qu’une proposition au moment où j’écris ces lignes, et elle est controversée car commencer par les « matières premières » avant de toucher les produits finis est une machine à accélérer la désindustrialisation de l’Europe. C’est d’ailleurs une raison supplémentaire pour simuler et essayer de comprendre ce qui pourrait se passer dans un monde séparé entre des zones avec et sans taxes carbone.

Lors de ma participation à la table ronde « Can AI and quantum genuinely serve sustainability ? », organisée à Clermont-Ferrand le 28 Novembre, j’ai eu l’occasion d’expliquer pourquoi nous avons besoin d’IA, de simulation et de théorie des jeux pour comprendre et mitiger les impacts du dérèglement climatique. Cette idée que nous avons besoin d’IA pour mieux comprendre n’est pas originale, on la retrouve par exemple dans le billet de fin d’année de Google.  Ce qui est plus intéressant et original, c’est la conviction que nous allons avoir besoin de théorie des jeux et des outils tels que « evolutionary game theory » pour analyser et comprendre les différents mécanismes que les acteurs mondiaux vont inventer pour se protéger contre ce dérèglement. Si l’on est pessimiste, on peut redouter des conflits territoriaux pour protéger les accès stratégiques aux ressources qui vont manquer. Une vision plus optimiste serait de voir un retour à une forme de protectionnisme et régionalisme, marqué par des mécanismes tels que le CBAM.

5. conclusion


Le travail de modélisation sur CCEM est un travail de longue haleine et ces premiers résultats sont préliminaires :

  • CCEM v4 était la première étape (développé en 2022 et mis au point en 2023)
  • La seconde étape est d’étendre le modèle avec les notions de stratégie des « joueurs » (les blocs) et de « tactique » (la gestion des redirections et des leviers politiques de transition) – cette deuxième étape devrait prendre l’année 2024 et mon expérience avec d’autres problèmes similaires montre que cette phase « théorie des jeux et apprentissage » va conduire à enrichir le modèle CCEM de façon continue.
  • La dernière étape sera de construire un « serious game » permettant de faire l’expérience de la complexité et la richesse des couplages dans le problème du réchauffement climatique … d’une population qui réagit. Comme cela a été dit plus haut, il est paradoxal d’illustrer un SDEM par des résultats statiques (des courbes figées qu’il est trop facile de vouloir interpréter comme des prévisions).

Cela étant dit, une année de simulation avec CCEM permet de faire quelques observations :

  • La Chine dispose d’une véritable politique énergétique de long-terme, qui est robuste, sensée et résiliente, même si elle n’est pas favorable aux autres habitants de la planète. Pour caricaturer il d’agit de viser une production suffisante avec des énergies renouvelables d’ici 2060 en s’appuyant sur le charbon pour la phase de transition (ce qui est effectivement une mauvaise nouvelle pour le CO2 mais une politique résiliente par rapport aux chocs à venir sur les cours du pétrole et du gaz). La Chine déploie une politique remarquable pour associer à son déploiement d’énergie renouvelables des capacités de stockage pour compenser l’intermittence (des investissements de type STEP mais également des approches nouvelles).
  • La taxation carbone est une approche efficace si elle est prise au niveau mondial, mais elle touche les pays de façon très différentes. En particulier, la Chine dont la densité énergétique est beaucoup plus élevée que l’Europe ou les US, serait particulièrement ralentie dans sa croissance par une forte taxation du Carbone. C’est pour cela que l’Europe s’agite avec le concept CBAM, mais il reste à se convaincre de la faisabilité et de l’efficacité (ce qui explique pourquoi 2024 sera l’année de la théorie des jeux pour CCEM).

  •  Les trajectoires « super volontaristes » de l’accord de Paris ou associée à la neutralité carbone en 2050 sont très peu réalistes ( je me permet de citer ici James Hansen en Novembre 2023: « Specifically, the target laid out in the 2015 Paris Agreement to keep warming below 1.5 degrees Celsius above pre-industrial temperatures is "deader than a doornail," Hansen said during an event on Thursday. "Anybody who understands the physics knows that."») au mieux. Il faut donc travailler la mitigation et la résilience, cela devrait être une priorité pour les décennies à venir.
  •  En revanche, la transition énergétique reste l’épine dorsale de la transformation nécessaire pour mieux gérer le dérèglement climatique à venir.  Des objectifs ambitieux et volontaristes sont nécessaires, pour stimuler l’électrification de nos outils industriels. C’est pour cela que la recherche de buts ambitieux pour les entreprises, depuis la neutralité carbone jusqu’à une forme de régénération est louable, utile et nécessaire. Même si tous ces objectifs ne seront pas atteints, la transition énergétique est le principal défi industriel devant nous.
  • Pour finir, il est plus que probable que le siècle à venir sera marqué par une forme de sobriété énergétique.  Comme le remarque Jean-Marc Jancovici, elle sera soit volontaire sous forme de redirection (et probablement la conséquence de crises à venir) ou subie (un sobriété imposée par la hausse des prix de l’énergie), mais elle est mécaniquement inscrite dans le système complexe décrit par CCEM, en attendant un futur (à plus de 50 ans) plus ouvert par les progrès technologiques, à commencer par ceux d’efficience.