dimanche, décembre 10, 2006

Pourquoi passer son temps libre à réfléchir sur la structure des organisations ?

Une fois n’est pas coutume, voici une petite contribution plus personnelle, sur les motivations du travail qui est relaté dans ce blog (qui avance à une vitesse extrêmement variable, on l’aura compris).

Pour aller droit au but, ce qui m’intéresse est la structure (l’abstraction), la beauté de cette structure (l’esthétique) et la possibilité de déduire des lois (immuables) qui gouvernent des aspects très pratiques de notre vie quotidienne.

1. Pourquoi cette fascination pour les structures ?

C’est une question immense, et je renvoie le lecteur à l’ouvrage de Douglas Hofstadter, « Gödel, Escher, Bach : les Brins d’une Guirlande Eternelle », qui n’a pas pris une ride, et qui aborde cette question de façon magistrale. Les structures, en particulier les structures récursives ou fractales, ont la capacité de faire éprouver un plaisir quasi-mystique à une partie de l’humanité à la quelle j’appartient. D. Hofstadter fait le parallèle entre les structures mathématiques (en particulier de la logique), les dessins d’Escher (qui joue sur la récursion et sur les structures mathématiques telles que les pavages du plan) et la musique.

Le hasard veut que je travaille depuis quelques mois sur la Fugue II de J.S. Bach (BWV 847), de façon médiocre et lente, car je suis un pianiste débutant. En revanche, je suis un persévérant et cette fugue à trois voix est une cathédrale, une composition magistrale dans laquelle une structure époustouflante se construit à partir d’une combinaison ré-entrante de trois voix et d’une mélodie. Le moment où l’on comprend (une partie de) l’assemblage est une expérience transcendante.

J’essaye de comprendre et de modéliser le fonctionnement des organisations depuis trois ans car je suis, tel le chien de chasse qui a flairé une piste, habité par l’intuition qu’il existe une structure, liée aux flux d’information, de toute beauté.

Comme cela va devenir évident par la suite, il s’agit en premier lieu d’application du concept de graphe. Les graphes sont, de mon point de vue très personnel, les structures les plus fascinantes, par leur simplicité et leur applicabilité pour traiter des problèmes très concrets. On pense à Euler et aux ponts de Koenisberg (http://www.strategielogistique.com/article/page_article.cfm?idoc=67434&navartrech=7&id_site_rech=57&maxrow=8).

En effet, la fascination pour la structure n’est pas simplement d’ordre esthétique, elle est également pratique dans le sens ou l’intérêt est proportionnel au nombre de propriétés non triviales que la structure peut exhiber.


2. Quelle structure ?

Résumons en premier lieu les « épisodes précédents » :

  1. Je m’intéresse au flux d’information dans l’entreprise, avec le parti pris d’en faire la clé principale pour évaluer l’efficacité des organisations. Répétons qu’il ne s’agit pas de restreindre la notion d’organisation à la dimension structurelle. Les dimensions humaines, politiques et symboliques sont également importantes. En revanche, ma thèse (développée dans mon nouveau livre) est que la transformation du monde moderne rend l’aspect structurel (dans sa dimension de gestion des flux d’information) de plus en plus important. C’est ce qui explique, à mon avis, la recrudescence du « conseil en organisation » dans le métier de consultant en management.
  2. Cette approche met sur le même plan l’organisation de la structure de pouvoir (hiérarchique) et l’organisation des réunions et des comités. C’est également un axiome pragmatique et réducteur, que l’on peut résumer en disant : votre chef n’a d’influence sur vous que dans la mesure ou il communique avec vous. C’est un peu simpliste, mais à l’inverse, il m’est apparu que la dimension de la gestion des flux d’information est de plus en plus prépondérante dans la définition d’une « bonne » organisation hiérarchique. Cette unification me permet de définir l’organisation de l’entreprise en tant que réseau social d’interaction.
  3. Cela me conduit à reformuler ma question : quelle est la « bonne » organisation du réseau social de l’entreprise, ce qui consiste précisément à caractériser les propriétés d’une structure, facile à modéliser et à formaliser, mais néanmoins complexe à étudier.

J’ai reproduit ici une figure prise dans l’annexe de mon nouveau livre. On y voit la double structure d’un ensemble de réunion, en tant qu’hypergraphe ou en tant que réseau (ce que D. Watts appelle un réseau d’affiliation). La vue de gauche représente l’ensemble des réunions planifiées auxquelles assiste un individu donné. Chaque réunion est un sous-ensemble de personnes. La taille de l’union de ces réunions est ce que nous avons appelé le diamètre réunionnel (nous ferons un abus de langage en appelant Dr à la fois l’ensemble et sa taille). C’est un sous-ensemble de l’ensemble des personnes vers qui il est nécessaire d’émettre de l’information, dont la taille peut être qualifiée de diamètre informationnel (Di). La vue de droite est une abstraction de la figure du chapitre 6, c’est-à-dire le graphe d’interaction associé au système réunion. Chaque arête représente le fait qu’il existe une (ou plusieurs) réunion commune, l’étiquette associée à l’arête représente la fréquence de contact (une fréquence 1/100 signifie que les deux personnes passent une heure en réunion tous les 100 heures).

Voici donc la structure qui m’intéresse :

(a) L’objet de mon étude est le réseau social d’interaction. La bonne nouvelle est que ce n’est pas original : il y a des centaines de chercheurs (sociologues, mathématiciens – en particulier issus de la théorie des graphes, physiciens et biologistes) qui s’intéressent à ces réseaux. Lire le livre de Duncan Watts déjà cité. La conséquence est que je peux profiter des résultats déjà établis, par exemple sur la structure des petits mondes, sur la distribution polynomiales des degrés, ou sur la notion de connecteurs.

(b) La spécificité de mon approche est de rentrer dans une étude plus qualitative : je travaille sur un réseau étiqueté : chaque interaction est mesurée en durée et en fréquence. D’un point de vue sociologique, ce degré de précision dans la formulation est un approfondissement dans la droite ligne de la sociométrie de J.L. Moréno. Une excellente introduction au domaine de l’analyse des réseaux d’interaction est proposée en ligne par Alain Degenne : http://www.liafa.jussieu.fr/~latapy/RSI/Transparents/degenne.ppt.

Pour un amateur de graphes, c’est un bel objet J Pour un chercheur opérationnel, le lien avec l’optimisation des réseaux de télécommunication est évident.

  1. Quelles sont les questions ? Quel est le critère de succès ?

Le point le plus complexe est de formuler l’objectif et le contexte. Je m’intéresse à l’organisation (famille de réseaux sociaux) la plus efficace en terme de latence (réactivité) et de flexibilité (adapter le débit en fonction des besoins).

C’est à ce moment qu’on quitte le monde des certitudes pour rentrer dans le domaine de l’économie. L’incertitude est partout. Comme je l’ai déjà expliqué, il est très difficile de comprendre et mesurer l’intérêt de la réactivité. Mesurer la réactivité peut se faire en terme de latence, mais son intérêt est lié à un contexte macro-économique qui est difficile à modéliser, mais surtout, dès que l’on rentre dans ce type de modélisation, on introduit une part de subjectivité qui affaiblit considérablement l’intérêt des propriétés que l’on peut établir. La question de la flexibilité est également déconcertante. La flexibilité pour répondre à un ensemble connu de situations différentes se modélise et se mesure, mais la vraie flexibilité consiste à pouvoir répondre à des situations qui ne sont pas connues à l’avance.

C’est là que la méthode de simulation par Jeux et Apprentissage entre en scène. J’ai construit un modèle économique qui me permet de simuler une entreprise (= une organisation en forme de réseau social d’interaction utilisant différents canaux). Je cherche donc, dans un premier temps, à expérimenter pour voir si il existe des propriétés qui sont relativement indépendantes des paramètres du modèle.

Le modèle économique est donc un scénario de fonctionnement du réseau d'interaction, dans lequel le bon fonctionnement de processus créateurs de valeur est lié aux caractéristiques de transfert d'information du réseau. On transforme donc des qualités "théoriques" de réactivité et de flexibilité en mesure de création de valeur, en euros. Bien entendu, la subjectivité réside dans le modèle qui couple la performance économique et le réseau de transmission d'information.

2006 a été consacré à la construction de l’outil, 2007 devrait me permettre de faire ces expériences … dont le résultat n’est ni évident ni assuré. La simulation ne sert pas à trouver des propriétés, elle sert à développer mon intuition sur les propriétés qui pourraient exister et qui mériteraient d’être étudiées par la suite (2008 ?). En fait, devant la complexité de la question économique, le « flair du chien de chasse » que je mentionnais auparavant a disparu et j’utilise l’ordinateur comme un radar, un outil pour développer une nouvelle forme d’intuition.

Ce qui rend cette recherche passionnante (de mon point de vue) n’est pas simplement l’aspect théorique et esthétique, c’est qu’il s’agit de question extrêmement concrète et importante dans la vie de n’importe quelle entreprise. Nous vivons dans un monde complexe qui exige une quantité (et une qualité) d’interaction sans cesse croissante. Cela aboutit à une frustration très commune de « passer sa vie en réunion », qui est assurément un beau sujet d’étude :)