lundi, juillet 18, 2011

La Bureaucratie Moderne – l’organisation rétrograde mutante

J’ai terminé avec le plus grand bonheur la lecture du dernier livre de François Dupuy, « Lost in Management », ce qui m’a conduit à réfléchir sur les formes persistantes de bureaucratie. La bureaucratie peut être considérée comme l’aboutissement de l’organisation du 20e siècle.


Commençons donc, comme d’habitude, par une liste de quelques points clés de « Lost in Management ». Il s’agit une fois de plus d’un livre qui ne se prête pas au résumé, puisque c’est le travail d’un sociologue, issu des observations « de terrain ». François Dupuy a un vrai talent (et j’ai eu le plaisir de l’entendre présenter ce livre lors d’une conférence de l’ ANVIE) de raconteur d’histoires, avec beaucoup d’humour et des formules qui font mouche. Ce qui suit ne fait donc pas justice à ce livre que je recommande chaleureusement :


  • Les bureaucraties sont des organisations tournées vers leurs besoins internes. François Dupuy nous rappelle cette observation avec force. L’ « obsession du client » a remplacé l’écoute de celui-ci, et l’entreprise s’organise autour de ses besoins propres (reporting, procédures, décisions). Le « couple infernal intégration-processus » est l’outil principal de cette bureaucratie moderne. La bureaucratie engendre la segmentation car les organisations ont peur du risque et la segmentation des responsabilités est une protection contre la prise de risque.
  • Les entreprises parlent beaucoup de simplicité, pourtant elles s’en méfient. Cela relève d’une tendance des organisations – et pas seulement des entreprises – à valoriser les thèmes qui sont à l’exact opposé de leurs pratiques (p. 164). La simplicité n’est pas la clarté : peu de choses sont « claires » dans la vie collective et le recours à la notion de transparence – « dis moi tout et je ne te dirais rien » - n’en paraît que davantage manipulateur (p. 246). C’est un point fondamental : dans un monde complexe, la simplicité de l’entreprise est une « simplicité des relations et des modes de travail », il ne s’agit pas de pouvoir tout formaliser et tout expliquer.
  • Le cloisonnement protège les collaborateurs du sentiment de responsabilité. Les « silos » sont les «paradis des experts ». La forme segmentée et séquentielle du travail protège différemment les membres de l’organisation (p. 65). Cette forme, héritage du Taylorisme, permet à chacun « de vivre dans son coin », en développant sa propre logique, sans confrontation, mais sans réelle responsabilité non plus.
  • Un des points essentiel du livre est que les règles « ne sont importantes que par l’usage que les acteurs en font ». Les règles ne définissent pas le jeu, elles le structurent (p. 145). On retrouve ici le « mythe de la clarté » : vouloir tout formaliser et attribuer tous les rôles sans ambigüité est d’une part réducteur et d’autre part générateur d’une complexité dans les modes de travail (la « clarté » chasse la simplicité).
  • François Dupuy dénonce avec beaucoup d’humour l’abus des KPI. Il dénonce en premier lieu leur trop grand nombre, et les conflits logiques que cette abondance entraine. Cette « sur-contrainte » est contre-productive et entraine des comportements de défense. Plus profondément, cet abus traduit une volonté de sur-contrôle qui, parce qu’elle est privée de sens, conduit à une absence de contrôle. La direction dispose de tableaux de bord multiples, mais ne sait plus ce qui se passe. Pour contrer la tendance naturelle de la perte de pouvoir liée à l’accroissement de la complexité, les managers en demandent toujours plus en termes d’indicateurs, d’objectifs, de données, utiles ou non (p. 141).
  • Il insiste sur l’importance du « management de terrain » et fait le lien avec le « Toyotisme » (le Toyota Production System de Taiichi Ohno). Les directions générales doivent relever le défi de la confiance dans le management de proximité (et ne pas céder à la tentation du panoptique).
  • Un point remarquablement intéressant est l’importance du pouvoir local, avec une certaine forme d’arbitraire, au sens du libre arbitre. L’application bornée des règles, des méthodes ou des standards (qui est au contraire au lean management de Toyota) conduit à supprimer cette autonomie locale et ce pouvoir d’innover, ce qui tue la capacité à progresser. Je renvoie le lecteur à mon chapitre 2 ou aux écrits de Michael Ballé.
  • Le livre se termine sur trois cas fort intéressants d’entreprises qui semblent avoir dépassé ces difficultés. On y trouve –surprise ?- des « chevauchements » dans les responsabilités, une organisation « floue », et la capacité à travailler ensemble sans être forcément proche, parce chacun bénéficie d’un haut degré d’autonomie, et a conscience de participer à un jeu collectif.

Il est clair en lisant François Dupuy, ou en regardant autour de soi (cf. les enquêtes sur le désinvestissement dans le travail), que les bureaucraties ne sont pas mortes. Elles ont évolué sous une forme mutante que je qualifierai de « bureaucratie moderne ». Voici quelques traits caractéristiques de ces organisations :

  • Suivant les principes de Frederick Taylor, elles séparent ceux qui font de ceux qui disent comment faire. C’est le principe du « bureau des méthodes », un principe de spécialisation de l’organisation du travail (des autres).
  • Les responsabilités sont découpées et spécialisées, ce que François Dupuy observe comme une « segmentation des responsabilités », qui une réponse à la peur du risque.
  • La technique est subordonnée, vassalisée voire sous-traitée. « Il ne fait pas raisonner d’un point de vue technique » est devenu une excuse pour s’affranchir des contraintes techniques, qui sont reléguées dans des organisations satellites, et apparaissent souvent de façon tardive dans les processus de développements.
  • L’écoute du client est devenue « l’obsession du client », une affaire de spécialistes.
  • Face à un environnement qui se complexifie, l’entreprise cherche à minimiser ses risques et augmente de façon constante les étapes de validation préliminaire, au détriment de la rapidité.

Les lecteurs de ce blog auront tout de suite repéré que ces caractéristiques sont en contradiction avec les principes de l’entreprise du 21e siècle, telle que je la décrit dans mon livre, ou plus simplement avec ceux du lean management.

  • La séparation entre le métier et la technique est devenue contre-productive dans ce siècle de technologie numérique. L’intrication de la technologie dans nos processus et nos usages est trop forte pour que cette séparation fonctionne. L’innovation vient d’une compréhension conjointe des enjeux métiers et des enjeux technologiques. C’est ce que pratiquent avec bonheur les startups de la Silicon Valley (mon prochain billet sera sur « The Lean Startup » d’Eric Ries).
  • La séparation entre l’opération et la conceptualisation ne fonctionne plus dans un monde complexe. C’est brillamment expliqué par Mintzberg dans « Managing » et c’est la base du « genchi genbutsu » du lean management.
  • L’orientation client est l’affaire de tous et de toutes les oreilles de l’entreprise. C’est un autre principe du lean management.
  • Le processus appartient à ses acteurs, auxquels il ne faut pas confisquer la responsabilité. Le principe du kaizen requiert des acteurs autonomes et responsables, c’est une condition indispensable pour le progrès.
  • La surcharge d’indicateurs est le symptôme du sur-contrôle, d’une soif de « tout savoir » qui est incompatible avec la complexité des activités aujourd’hui. C’est la tentation du panoptique de Bentham.

Les caractéristiques opposées de l’entreprise du 21e siècle, telles qu’elles émergent de façon consensuelle dans la majorité des ouvrages sur le management que j’ai pu citer (dans ce blog ou dans mon livre) sont :

  • Le « lean management »,
  • La co-construction, (qui conduit à des organisation floues avec des recouvrements),
  • Le développement agile, avec le raccourcissement des chaînes de décision et l’implication de tous « sur le terrain »,
  • La prise de risque, et donc la valorisation de la culture d’entreprenariat,
  • La délégation, pour favoriser l’autonomie qui est vitale pour être plus rapide et plus pertinent.