jeudi, décembre 27, 2012

Organisations, Excellence et Management


Ce billet de fin d’année sera quelque peu déstructuré car je vais faire le compte-rendu de deux livres, dont le premier que je n’apprécie que modérément. Pourquoi en faire alors le compte-rendu ? Parce que les deux sont des livres importants, en plein dans le sujet du cœur de ce blog, et dont le sérieux et la rigueur font qu’ils sont quelque peu « incontournables ». Le second, que j’aime beaucoup, constitue la réponse aux objections du premier livre. Commençons par le premier « Les Organisations – Etats des savoirs », sous la direction de Jean-Michel Saussois. C’est un ouvrage collectif, avec une très belle liste de signatures. Dans la tradition des billets de ce blog, voici un résumé incomplet de quelques points qui m’ont intéressé :
  • Le livre fait justement une grande part aux idées et à l’œuvre de James March. On y trouve un éloge du « slack », la marge de manœuvre nécessaire à l’ajustement et à la coopération (cf. Yves Morieux). « Ce qui permet le maintien d’un équilibre dans l’organisation, c’est l’existence d’une marge entre les ressources disponibles et les besoins nécessaires à la marche normale ». Dans une interview de James March, celui-ci revient sur le « garbage can decision model » (qui est souvent cité à tort par de gens qui surévaluent le coté péjoratif de « garbage can »). Deux citations éclairantes : « Quand une organisation met en relation des problèmes et des solutions, ce n’est pas pour des raisons fonctionnelles, c’est plus prosaïquement parce qu’ils se sont présentés au même moment ».  « on constate que les individus dans les organisations for énormément de choses simultanément … En conséquence, les décisions prises dépendent beaucoup des flux d’arrivée des problèmes ». Il y dans cet interview des passages remarquables pour comprendre l’importance de la gestion du temps (cf. Mintzberg) et le fait de faire moins de choses à la fois, mais de les faire bien et surtout plus vite (cf. lean management). On retrouve ce sujet dans l’article de Jacques Rojot: « Les membres (de l’entreprise) varient dans la quantité de temps, d’attention et d’efforts qu’ils apportent aux activités possibles, et en particulier aux décisions ».
  • Une autre idée intéressante de March, que je retrouve en ce moment dans «Antifragile » de Nassim Taleb, veut qu’apprendre lentement soit un excellent filtre contre le mouvement Brownien. Cela vaut pour l’individu (apprendre dans un livre plutôt que dans un article, dans un article plutôt que dans les nouvelles, pour favoriser la prise de recul et éviter les « vérités de l’instant ») comme pour les entreprises (March propose le paradoxe suivant « les entreprises qui s’adaptent lentement ont souvent de meilleurs résultats à long terme » - je reviendrai sur ce type de paradoxes en conclusion).
  • La contribution que je préfère est la « théorie de la traduction » dans le chapitre de Philippe Bernoux. C’est une vision très juste de l’innovation, qui s’appuie sur le fait que les messages sont reçus, pas seulement en fonction de leurs qualités intrinsèques, mais des stratégies des récepteurs. On retrouve ici mon analyse des subtilités de la communication. « Le cœur de la théorie de la traduction est constitué par l’idée qu’un fait n’a pas d’intérêt intrinsèque, qu’il ne porte de force que dans la mesure où il est mis en chaîne ou en réseau avec un ensemble, des acteurs, seuls capables de lui donner vie ». Cette citation exprime bien mon intuition de l’innovation digitale.
  • L’article de Jean-Michel Saussois « Coordonner, Coopérer, Adhérer. Les enjeux du management » porte précisément sur le cœur des thèmes de ce blog. Il commence par un rappel des idées fondatrices de Fayol (management = prévoir, planifier, organiser, commander, coordonner et contrôler), ce qui est fort pertinent mais me rappelle qu’il existe un excellent livre de Bruno Jarrosson « 100 ans de management » que je conseillerai fortement à la place de celui-ci. La décomposition que propose l’article est intéressante et l’importance placée sur l’adhésion est judicieuse, mais la conclusion « Finalement, le retour aux valeurs sures que sont les pères fondateurs du management demeure la seule attitude réaliste pour résister à cette tourmente des idées » ne me convainc pas. L’importance de la complexité croissante est abordée, mais les conclusions ne sont pas tirées et il y a plus dans le « Toyota Way » que l’application de quelques principes intemporels. Au lieu de citer sans arrêt mon propre livre sur le management « post-Taylor », je vous encourage à lire la description de l’entreprise « post –Taylor » de BetaCodex. Les douze principes sont sans surprises, mais ils démontrent que le savoir collectif a cristallisé autour d’une vision qui est très différente de celle de Jean-Michel Saussois « The 12 laws of the codex articulate a coherent new leadership model that is opposed to the command-and-control management model which thought leaders like Frederick Taylor, Henri Fayol, Alfred Sloan, or Henry Ford developed about 100 years ago. »
  • L’article de Eugene Enriquez « Pouvoir et désir dans l’entreprise » est également au cœur du sujet. L’introduction est séduisante : « l’entreprise n’est pas cet endroit incolore et sans saveur dont nous parle les consultants d’organisations. Elle est pleine de bruits et de fureurs, et dans ce sens elle est à la fois espace de vie et espace de mort ». Malheureusement, on reste sur sa faim et la tonalité générale me semble trop négative. L’importance du désir de reconnaissance et du désir d’estime de soi est justement soulignée, avec un lien évident sur les thèses de Daniel Pink. Mais il manque beaucoup de structure, il vaut mieux relire « Reframing Organizations » de Bolman et Deal, en particulier les chapitres sur les rôles politique et symboliques du management. L’article d’Isabelle Berrebi-Hoffmann « Des mondes du travail sans hiérarchie ? » porte également sur le pouvoir : « Les regards actuels occultent trop souvent la réalité du pouvoir dans les nouvelles formes d’organisation ».  Elle développe une idée classique mais intéressante : la règle comme rempart à l’arbitraire (relire François Dupuy, la bureaucratie a quelques mérites). Sous sa forme duale cela devient « Si les liens hiérarchiques s’en trouvent desserrés du fait de l’autonomie à la base des entreprises, le pouvoir hiérarchique en ressort renforcé ».
  • Pour finir, j’ai bien sûr apprécié l’entretien avec Henri Mintzberg « Trop de changement, c’est l’anarchie » - la citation dont le titre est extrait est : « Il faut souligner que le changement sans arrêt, c’est l’anarchie. Il faut changer quand c’est nécessaire, mais pas en permanence ». On y retrouve son plaidoyer pour « l’adhocratie » : « La technologie, la connaissance, la créativité, le travail en équipe : tout cela pousse vers d’adhocratie ». Mintzberg structure les organisations en fonctions de modes de division du travail et des moyens de coordination (pour ceux à qui cela avait échappé, mes travaux de modélisation sont dans la ligne directe de Mintzberg). L’adhocratie correspond à des « structures fluides fondées sur la transversalité et l’organisation en équipe ». Pour continuer à illustrer mon propos avec une référence du BetaCodex, la présentation de Niels Pflaeging « Organize for Complexity » est une bonne représentation de l’adhocratie. Comme toujours, la vision systémique de Mintzberg est enrichissante : il distingue 3 cercles et 3 modes associés : diriger par l’information, par les personnes et par l’action.  Une citation un peu longue : « Il y a des managers qui essaient de diriger l’action directement (par le management de projet par exemple). D’autres travaillent plutôt au niveau du facteur humain, en essayant d’encourager, de motiver les autres, pour que ces derniers prennent en charge l’action. D’autres, enfin, travaillent plus en intérieur, au niveau de l’information ( en lisant des budgets, des rapports), et en essayant d’amener sur cette base les gens à agir. Le management c’est faire » les trois en même temps, à l’intérieur de l’organisation mais aussi à l’extérieur ». Mintzberg fait aussi une référence très rapide au « Ba », trop rapide à mon gout car l’ancrage dans le lieu et le contexte est un pivot pour réussir la transformation post-Taylorienne. Si ce concept ne vous est pas familier, je vous recommande « Managing Flow » de Nonaka, Toyama et Hirata (il mériterait un compte-rendu de lecture). Le « Ba » est un terme difficile à traduire ou expliquer. Il s’agit à la fois du lieu (au sens du « gemBA » du lean managament) et du contexte dans une vision dynamique de l’action collective et de la connaissance (« we define ba as a shared context in motion »). Toute la beauté du « Toyota Way » est la rencontre d’une organisation post-Talylorienne (la proximité avec la vision Mintzberg/BetaCodex est claire) et d’un pragmatisme du lieu et du rituel qui favorise le concret par rapport à l’abstrait (le « Ba » est le pivot de l’apprentissage).


Il y a plusieurs choses qui me gênent dans ce livre, principalement subjectives : je n’ai pas pris plaisir à le lire (ce qui est le cas des autres livres), je trouve le ton supérieur et négatif, mais je suis probablement « brain-washed » par trop de littérature américaine :) Je vais prendre deux exemples, je ne veux pas trop m’étendre car il s'agit, objectivement, d'un bon livre fort sérieux et fort intéressant. Mon premier débat porte sur la discussion sur la gestion scientifique (article p. 158). En tant que (ancien) chercheur opérationnel, je suis naturellement passionné par les liens entre recherche opérationnelle et management de l’entreprise.  Les tensions entre l’approche mécaniste (optimisation des processus, MRP, ordonnancement) et l’approche systémique (optimisation stochastique, lean management, réaction versus planification) forment un sujet passionnant. Il me semble vital de comprendre l’apport du management scientifique de Frederick Taylor, puis pourquoi il devient dépassé dans le monde de la complexité (tout comme la mécanique de Newton perd sa précision lorsque la vitesse des objets se rapproche de celle de la lumière). Ce qui est intéressant d’un point de vue épistémologique c’est que l’on retrouve les mêmes débats dans le monde de la production (relire « The Goal » ou « The Gold Mine ») et dans celui de la communauté académique de la RO.  Ce que j’ai appris il y a 30 ans sur les bancs de l’université (comment optimiser la production au travers de l’ordonnancement des machines critiques) n’est pas devenu faux, il faut combiner la perspective analytique (souvent trop statique) avec une perspective dynamique et stochastique. Le lean management, vu du point de vue du management scientifique, nous force à revisiter les résultats classiques de la théorie des files d’attentes et à considérer de nouveaux problèmes d’optimisation, plus riches car plus complexes. J’attends donc d’un tel article qu’il évite de tomber dans la critique d’une forme d’organisation qui a produit les succès du 20e siècle (ce qui n’est pas ici), mais qu’il éclaire également la question de l’apport des méthodes scientifiques face aux défis du 21e siècle. Il n’y a rien de tout cela dans ce livre, aucune référence aux processus, à Toyota, à Reinertsen, à Nassim Taleb, etc.

Mon second débat porte sur la démolition de « In Search of Excellence » de Peters et Waterman, qui est devenu un exercice de style (auquel se  livre d’ailleurs Kahneman dans « Thinking fast, thinking slow »). Rappelons la « méthode » proposée par Peters & Waterman :
  1. Sélectionner les entreprises « excellentes »,
  2. les examiner pour trouver des traits communs dans leurs cultures et modes de management,
  3. Proposer un ensemble de traits communs comme  « principes d’excellence »

Il est clair que ceci n’est pas une démarche scientifique et ne doit pas être jugé comme tel. En tant que démarche scientifique, il y des problèmes à tous les étages :
  • Il n’y a rien d’évident à définir les critères de l’excellence, à partir d’indicateurs économique et financiers. Peters a reconnu avoir quelque peu trafiqué ses chiffres pour faire sa sélection …
  • « Les performances passées ne sont pas indicatives des performances futures », comme on nous le répète au sujet des produits financiers. Même s’il est possible de capturer des traits explicatifs qui ont amené au succès, rien ne dit qu’ils s’appliqueront dans le futur.
  • Il n’y a aucune certitude que les traits qui expliquent la performance, s’ils existent, s’exprime en termes de management et de culture opérationnelle.
  • La corrélation  n’est pas une causalité, en particulier dès que l’on est en présence d’un phénomène complexe (ce qui est le cas de la réussite d’une entreprise). On peut tout à fait penser que les comportements observés sont causés par la performance, au lien d’en être la cause. « Antifragile » de Nassim Taleb est une excellente lecture sur ce sujet, j’en ferai un compte-rendu bientôt.

C’est bien ce que tout le monde (cf. l’article de Wikipedia ou l’article de Jean-Michel Saussois dans « Les Organisations ») a reproché à Peters & Waterman : les entreprises sélectionnées comme excellentes n’ont pas eu un futur très glorieux, de façon générale. C’est ce que soulignent Kahneman ou Taleb : la recherche de formules pour prédire le succès est une quête vaine. Mais cela n’invalide en rien la démarche phénoménologique de Peters & Waterman et il reste à chaque manager d’évaluer l’intérêt et la pertinence de ce qui est observé. Et c’est là que cela devient intéressant : il y a une convergence frappante, d’une part  avec des démarches semblables telles que celle de Jim Collins, et d’autre part avec des philosophies du travail telles que celle de Toyota. Nous revenons aux propos de Mintzberg : « tout ne s’évalue pas, le management est également une question de jugement ». Mon jugement personnel est favorable aux principes proposés dans « In Search of Excellence ». Le succès du « lean management » constitue un faisceau de preuves convergentes. Je vous recommande de lire la fin de « Drive », où Daniel Pink explique quels consultants et ouvrages utilisent implicitement ce que la science du comportement et de la motivation nous apprend : on y trouve Jim Collins cité en exemple. Je vous recommande également de lire la préface de l’édition de 2003 de « In Search of Excellence »  : les auteurs expliquent qu’ils n’ont pas écrit « Forever Excellent » et que 20 ans plus tard, les idées recueillies en 1980 leur semblent toujours d’actualité  … et les entreprises de l’échantillon ont très nettement surperformé le Dow Jones et S&P 500 sur cette période de 20 ans. Trente ans plus tard, cela reste une question de jugement, mais il est clair que les 8 traits communs formulés en 1980 sont devenus de plus en plus communs dans les discours des entreprises qui réussissent (les mesures d’occurrence dans le discours, contrairement à la performance, sont faciles à évaluer).

Le livre de Gary Hamel, « The Future of Management », est une synthèse des réflexions de l’auteur sur le management, orientée autour de l’idée du besoin constant d’évolution et d’innovation. Il s’agit d’une synthèse personnelle d’un des grands spécialistes américains du management, un peu sur le même modèle que le livre de Kahneman. Gary Hamel explique bien qu’il ne cherche pas à prédire le futur, mais qu’il souhaite proposer quelques clés pour permettre aux prochaines générations de managers d’inventer ce futur du management. La « boite à outils » qu’il propose est sans surprise, dans la continuité des idées du « Toyota Way », de « The Lean Startup », de Jim Collins ou des principes de « In Search of Excellence ». Il s’inscrit donc dans la lignée des ouvrages qui propose une nouvelles vision « post-Taylor » selon un plan classique : (a) reconnaitre les avancées et bénéfices du modèle « Management 1.0 » du 20e siècle  (lire page 151 les principes du management « moderne » en une table) (b) souligner les nouveaux défis en terme d’incertitude, de complexité, de rapidité d’évolution, de nécessité d’innovation … (c) proposer une boîte à outils du « Management 2.0 ». C’est également l’approche de BetaCodex ou de mon propre livre …  Lorsque j'ai lu le livre il y a trois ans, j'ai été un peu déçu car je n'y ai rien trouvé de bien original. Ce n'est qu'à la relecture, après avoir lu "Les Organisations - Etat des savoirs", que je l'ai véritablement apprécié :). « The Future of Management » est un livre très bien écrit, qui fourmille d’exemples. Voici un résumé de quelques idées clés, mais qui ne remplace pas la lecture :
  • L’introduction qui pose le débat en rappelant les principes de Weber, Fayol et Taylor est très agréable à lire. Gary Hamel introduit tout de suite Toyota comme une des ruptures, autour de la capacité à capter l’innovation de tous « capturing the wisdom of every employee ». Il faut lire, page 20, le compte-rendu d’Américains qui sont allés voir Toyota, ont été stupéfaits des résultats, mais ont fait les mauvaises analyses : il ne s’agissait pas de méthodes, mais d’un changement systémique de culture. « It’s only in the five years that we finally admitted to ourselves that Toyota’s success is based on a wholly different set of principles – about the capabilities of its employees and the responsibilities of its leaders ». Contrairement à l'ouvrage précédent, Gary Hamel a compris la puissance du Toyota Way: “If Toyota became one of the most renowned companies by harnessing the problem-solving abilities of its employees, just think of what your company could accomplish if it fully utilized the creative capabilities of each and every one of its employees”.
  • Une des idées clés du livre est qu’il faut distribuer les rôles de reconnaissance et de sélection des innovations dans l’entreprise, pour éviter le goût naturel du status quo. Cette idée est reprise sous des formes multiples (concours d’idées, plateforme 2.0, organisation de marchés internes ou externes des innovations …) et avec des exemples contraires nombreux dans lesquels la restriction du pouvoir autour d’un petit nombre de « seniors executives » conduit à l’aveuglement. Je ne résiste pas au plaisir de cette citation un peu longue : « Contrary to popular mythology, the thing that most impedes innovation in large companies is not a lack of risk taking. Big companies take big, and often imprudent, risks every day. The real brake on innovation is the drag of old mental models. Long-serving executives often have a big chunk of their emotional capital invested in the existing strategy.”
  • Une autre idée générale qui est reprise au long du discours est le besoin de motiver et mobiliser autour de défis (« BIG problems »). L’importance de la motivation, du sens rappellent clairement les thèses de Daniel Pink (ou de Viktor Frankl). A coté de sujets d’organisation, on trouve dans ce livre d’excellents conseils pour construire une stratégie et une vision d’entreprise. On trouve également des références intéressante sur le sujet de la baisse de « l’engagement » dans les entreprise modernes. Une étude de Towers Perrin en 2005, portant sur 86000 employés, montre que « The vast majority of employees across all levers in an organization are mess than fully engaged in their work ». 15% seulement des employés auraient un “très fort niveau d’engagement”, tandis que 24% seraient en retrait. Ces résultats sont semblables à la dernière enquête IPSOS en 2012. Les enquêtes se sont multipliées, mais le diagnostic reste le même. Et c’est donc sans surprise que l’on voit apparaître dans le livre de Gary Hamel les ingrédients du « social business » (cf. p. 253) : autonomie, droit à l’expression de l’opinion de chacun, capacité à expérimenter, volontariat, flexibilité dans l’allocation des ressources, sérendipité et dé-cloisonnement.
  • Trois exemples sont détaillés au milieu du livre : Whole Foods Market, Gore et Google. Dans les trois cas, on retrouve beaucoup de choses en commun, mais également des leçons propres à chaque expérience.  L’autonomie des équipes, la « règle des 20% » - implémentée sous des formes différentes dans une demi-douzaine d’entreprises citées dans ce livre, le remplacement des hiérarchies par des réseaux sont des piliers communs. « As is true at Whole Foods Market, the core operating units at Gore are small, self-managing teams, all of which share two common goals : to make money and have fun ». La description de Google insiste sur l’idée du Web comme métaphore du management de demain (une autre façon de dire ce qui est exprimé dans le paragraphe précédent, ou de faire un plaidoyer pour une “entreprise 2.0”), et sur l’importance de l’itération et des essais/erreurs pour développer l’innovation (un résumé en quelques pages du « Lean Startup »).
  • Même si le thème de « l’Entreprise 2.0 » n’est évoqué que dans le dernier chapitre, les idées sous-jacentes que j’expose dans ce blog (liens faibles, communication informelle, importance de la sérendipité – cf. p. 175) sont partout. Il ne s’agit pas d’ailleurs de les restreindre au monde virtuel : ces principes se déclinent dans le monde physique, à la fois dans l’organisation de l’espace et du temps. De la même façon, on retrouve des « principes lean », tels que la décomposition en « petits lots »/ « short blocks ».
  • Le dernier exemple détaillé est celui de l’innovation de rupture à IBM. Gary Hamel revient sur la difficulté à s’intéresser sur des « petites pousses » en dehors du domaine métier principal. « To tackle a systemic problem, you need to understand its deep roots » : IBM a fait un effort très poussé et très intéressant pour comprendre les biais naturels qui empêchait d’allouer les moyens suffisants à des idées « en dehors du cadre ». Une fois de plus, il souligne l’importance de la vision et du « défi », même si un « grand défi » doit être attaqué de façon incrémentale, avec persévérance (« Iterate : Experiment, lean, experiment, learn » + « Don’t give up : Innovators are persistent » - lire p. 127 l’histoire extraordinaire de Barry Marshall et Robin Warren qui ont reçu le prix Nobel de médecine après 20 ans de défiance).

Ce billet est déjà beaucoup trop long, je reviendrai donc sur les paradoxes du « Futur du management » une autre fois. Une des signatures des phénomènes complexes est qu’il est facile d’affirmer une chose et son contraire. Le domaine du management est assurément un domaine complexe, et ce qui m’a fait m’y intéresser en 2004 est la constatation que pour chaque affirmation des consultants que je voyais passer, on pouvait tout également défendre l’opinion opposée.
Ce billet est long parce que j'ai choisi de juxtaposer ces deux livres, non sans malice. D'une part parce que le premier contient un article intitulé "L'hégémonie américaine en question" ... et parce que le second est un pur produit de cette "pensée américaine". Il aurait été facile d'écrire une critique du livre de Gary Hamel, en particulier sur ce qu'il ne contient pas. Ce type de livre ne correspond pas aux canons d'un livre de "sciences de gestion", puisqu'il s'agit d'avis et d'exemples.
A vos commentaires :)

samedi, novembre 24, 2012

Motivation, Lean et Stress


Je vais commencer mon propos par un résumé de « Drive – the surprising truth about what motivates us », le livre de Daniel Pink qui traite de la motivation. J’ai mentionné plusieurs fois dans ce blog Daniel Pink et ses célèbres exposés sur  ce qui  nous motive et nous pousse à nous dépasser.  « Drive » s’ajoute à « A Whole New Mind » dans ma liste de livres favoris. Le thème du livre tient à la conviction que la motivation extrinsèque ne fonctionne plus au 21e siècle, précisément à cause de la complexité du monde et des tâches que nous avons à accomplir. L’intérêt du livre est qu’il ne s’agit pas d’une conviction, mais d’une collection de démonstrations scientifiques, fondées sur des expériences répétées de psychologie cognitive. Le résumé du livre tient dans ce slogan : « There is a gap between what science knows and business does ».
Voici donc un résumé incomplet des principales idées qui sont connexes aux thèmes de ce blog:
  • Dans un monde de tâches complexes et créatives, les entreprises doivent réinventer leur système de motivation. Ces entreprises se sont appuyées depuis des siècles sur la motivation extrinsèque, les traditionnels « carottes et bâtons », mais cette approche n’est plus adaptée au 21e siècle. Il faut maintenant inventer une « motivation 3.0 » intrinsèque, dans laquelle chaque collaborateur est la source de sa propre motivation. La motivation extrinsèque fonctionne pour des tâches simples et répétitives - des « procédures ». Mais le monde complexe réclame de la créativité et de l’innovation, nous sommes passés de l’algorithme à l’heuristique. « As the 20th century progressed, as economies grew still more complex, and as the people in them had to deploy new, more sophisticated skills, motivation 2.0 encountered some resistance ». Cette “motivation 2.0” est celle que nous connaissons dans nos entreprises, elle est fondée sur les objectifs et la reconnaissance de la performance, en particulier sous forme monétaire (bonus). Daniel Pink nous met en garde contre le recours systématique aux « management par objectifs » : « Goals may cause systematic problems for organizations due to narrowed focus, unethical behavior, increased risk taking, decreased cooperation, and decreased intrinsic motivation”. Je vous renvoie au deuxième chapitre de mon dernier livre ou à « Managing » de Mintzberg.
  • Une partie importante du livre est consacrée à la justification par des études de ce principe d’auto-détermination (self-determination theory), du à Edward Deci. On y retrouve les expériences décrite dans la célèbre vidéo animée : dans différents pays, des équipes ont effectué des tâches diverses selon plusieurs systèmes de motivation, et dès que les tâches sont légèrement complexes, la motivation par la récompense financière est contre-productive. Pour citer Edward Deci : « when people use rewards to motivate, that’s when they’re most demotivating ». Sam Glucksberg, à Princeton, a conduit des expériences qui expliquent ce mécanisme : la récompense par bonus produit un stress qui inhibe la créativité. Le pire pour obtenir des bons résultats sur un test qui réclame « de penser hors du cadre » est d’expliquer qu’il s’agit d’une évaluation des aptitudes, alors que la meilleure approche est de le présenter comme un jeu. On retrouve ici les thèses de Daniel Kahneman
  • Une des caractéristiques de la motivation intrinsèque est de remettre à l’honneur le plaisir de faire les choses. Le livre de Daniel Pink commence par l’anecdote des expériences de Harry Harlowe sur les singes, qui montre ceux-ci continuant à résoudre des puzzles logiques pendant leur temps de repos, pour leur simple plaisir de résoudre ces problèmes. Le plaisir à effectuer une tâche complexe est une des plus puissantes sources de motivations. Elle a été théorisée par Mihalyi Czikszentmihalyi avec le concept de flow. L’état de « flow » est atteint par des artistes, des sportifs, des intellectuels qui exercent leur activité dans un état de concentration et de plaisir prolongé. Selon ses propres termes, « The challenge wasn’ t too easy, nor was it too difficult …. That balance produced a degree of focus and satisfaction that easily surpassed others …. ». Un exemple très intéressant vient de l’open-source : dans une étude conduit par Lakhani et Wolf sur 684 développeurs, le résultat sur la motivation révèle que le plaisir est le premier moteur : « Enjoyment-based intrisic motivation, namely how creative a person feels when working on the project, is the strongest and most pervasive driver ».
  • J’ai déjà énoncé plusieurs fois le triptyque de la motivation selon Daniel Pink : autonomy, mastery & purpose. Ce livre fourmille d’exemples qui illustrent l’importance de l’autonomie (« Human beings have an innate drive to be autonomous, self-determined, and connected to one another”). En particulier on retrouve l’exemple célèbre de la règle des 20% de Google qui a produit de nombreux succès tels que Gmail, Orkut, Google Talk, Google News, Google Sky ou Google Translate. On y parle également des « grouplets » : « Those efforts require what he call a « grouplet » - a small, self-organized team that has almost no budget and even less authority, but tries to change something within the company ». Un autre exemple remarquable est celui de Atlassian, une entreprise dans le domaine du logiciel en Australie, qui a par exemple implémenté le concept du “Fedex Day”, un jour (et une nuit) laissé libre à chaque employé pour réaliser le projet de son choix. Comme chez Google, cette pratique a un double bénéfice de satisfaction/motivation qui se traduit par une valeur exceptionnelle en amélioration de produits existants et création de nouveaux produits. Il faut noter que chaque Fedex Day se termine par une présentation par chacun de son projet aux autres (reconnaissance) et par une grande fête (plaisir). J’ai également noté cette belle citation de Tom Kelley (IDEO) : « In the long run, innovation is cheap. Mediocracy is expensive – and autonomy can be the antidote ».
  • Le concept de « mastery » représente le plaisir que chacun peut avoir à se sentir progresser jour après jour, à « maitriser » sa discipline dans un mouvement de recherche continue de l’excellence.  La satisfaction du « mastery » est liée à l’effort – « Mastery is pain » - , comme le remarque Carol Dweck dans une étude sur ce qui motive les « cadets » de l’armée américaine : « the best predictor of success is the prospective cadets’s rating on « perseverance and passion for long-term goals ». Je vous renvoie ici à la lecture de « Outliers » de Malcom Gladwell ou de « Talent is overrated » de Geoff Colvin, qui est résumé dans ce livre par «Many characteristics once believed to reflect innate talent are actually the result of intense practice for a minimum of 10 years ».  Cette constatation nous conduit directement à la valeur duale de l’engagement : « Only engagement can produce mastery ». Le challenge posé au management des entreprises est donc : comment passer de l’acceptation (des ordres, des objectifs, des consignes) à l’engagement ? Parmi ces leviers de motivations, le « mastery » contient une partie de sa propre récompense sous la forme du plaisir que nous avons à apprendre.  Toujours d’après les travaux de Carol Dweck, l’apprentissage est un moteur inépuisable de satisfaction : « « With a learning goal, students don’t have to feel that they’re already good  at something in order to hang in … their goal is to learn, not to prove that they’re smart »
  • La dernière composante de la motivation intrinsèque est la conscience que son action participe à quelque chose de plus grand que nous-même. C’est d’ailleurs l’enseignement de Viktor Frankl sur le sens de la vie, tiré de l’observation des prisonniers des camps de concentration pendant la deuxième guerre mondiale. On retrouve ici également les enseignements de Mihalyi Czikszentmihalyi : « One cannot lead a life that is truly excellent without feeling that one belongs to something greater and more permanent than oneself ». Pour motiver ses collaborateurs, il faut donc donner un sens à leur action, leur présenter un “purpose” qui dépasse et transcende leur contribution individuelle (cf. la métaphore devenue classique du bâtisseur de cathédrale). C’est d’ailleurs ce que nous dit François Dupuy dans « Lost in Management » : les collaborateurs des grandes entreprises sont démotivés par la complexité des grandes organisations, ils ont perdu ce sens de leur finalité. Ceci nous conduit à dire que les managers doivent être des "story tellers", faisant un lien naturel avec le livre précédent de Daniel Pink ("A Whole New Mind"). 

Une des choses qui m’a le plus marqué en lisant ce livre est le fait d’y retrouver les principes du Toyota Way tels qu’ils sont rapportés par Jeff Liker. Très précisément, on retrouve le triptyque de Daniel Pink dans la philosophie du travail que constitue le lean management :
  • Autonomie: un des piliers du lean est le concept d’équipe autonome. L’équipe est autonome dans sa recherche de solution au travers du kaizen, et elle est autonome dans sa capacité à challenger et dépasser le  « standard ». On retrouve bien sûr cette importance dans la déclinaison du lean dans le monde du logiciel, je pense ici par exemple aux sprints de la méthode SCRUM.
  • Maîtrise :  le sens du « mastery » est intrinsèquement lié à la culture japonaise, on le retrouve aussi bien dans le kaizen que dans la pratique des 5S. Le « standard » est également un outil de « mastery » (la dualité du standard comme outil de capitalisation et outil d’amélioration continue est une des subtilités du lean, souvent mal comprise, cf. ce qui va suivre). Ce n’est pas un hasard si l’apprentissage joue un rôle aussi important dans le « Toyota way ». L’apprentissage cherche à développer ce que François Jullien appelle la « connaissance processive », lié à un apprentissage par l’expérience, non réflexif (un excellent sujet pour un prochain billet de ce blog)
  • Finalité : le lean est construit sur une finalité simple mais profonde, celle du client et de sa satisfaction.  De cette finalité découle l’orientation-client et l’amour du produit qui sont deux caractéristiques essentielles du lean. Réussir une transformation lean ne consiste pas à mettre en place des outils, des pratiques ou des méthodes, cela consiste à ancrer l’amour du client dans le comportement de chacun. Dans le monde du logiciel, on ne peut que rapprocher l'importance apportée aux "histoires" dans la méthode SCRUM avec ce besoin de sens et de finalité.

Si j’insiste à ce  point sur l’adéquation entre le « Toyota Way » et ce que nous explique Daniel Pink, c’est que la démotivation est un mal profond de nos organisations en ce moment. C’est un des pivots de l’analyse d’Yves Morieux que je cite en introduction de mon livre.

C’est en général à ce moment qu’un interlocuteur m’objecte que précisément le lean n’est pas un élément de solution mais une partie du problème dans la démotivation. On  trouve régulièrement des articles qui critiquent l’introduction du lean management, et parfois des décisions de justice qui semblent aller dans le même sens. Le plus souvent, il s’agit d’un contre-sens, on confond lean management et cost-cutting. On retrouve néanmoins dans la plupart des critiques plus construites du lean management l’augmentation du stress. Il y a clairement un fond de vérité dans cette interrogation, que l’on retrouve également à propos des méthodes agiles. Pour ceux qui souhaitent approfondir cette interrogation, je vous recommande le rapport de Master de Christophe Metzinger qui contient une bonne analyse et une bonne bibliographie sur le stress au travail (on y retrouve sans surprise que c'est l'absence d'autonomie qui est un facteur de stress !).

Il n’y a en fait aucune surprise : la combinaison du synchronisme et de l’engagement produit naturellement du stress. Cette combinaison est par ailleurs ce qui permet d'éviter les maux décrit par Frédéric Cavazza dans son billet (la force du synchronisme est d'éviter l'éparpillement). Un de mes collaborateurs m’a d’ailleurs fait remarquer que le lean s’appuie sur trois principes : l’agilité (dans le sens de rapidité, réduction du lead time), le synchronisme (avec l’engagement qui le caractérise) et l’acceptation des aléas et incertitudes, qui sont tous les trois générateurs de stress. J’ai eu la chance d’en discuter avec Francis Jauréguiberry qui m’a conforté dans cette analyse, en particulier en ce qui concerne la relation au temps.

Mais il se trouve que le Toyota Way contient également des pratiques et des principes pour diffuser ce risque. La première pratique est celle du heijunka, le lissage de la charge. Dans le monde du « lean software », on insiste sur la notion de rythme durable (sustainable) depuis les fondements de l’extreme programming ! Le lissage de charge et la recherche d’un rythme durable n’est pas une élégance, c’est vital pour pouvoir vivre les contraintes de l’engagement et du synchronisme. Le principe systémique qui évite le « burn-out » est de façon paradoxale le fonctionnement en flux tendus (pull) qui exige de rester dans des zones « linéaires » de taux de charge. Le fonctionnement lean n’est pas un fonctionnement sans marge de manœuvre (ce à quoi aboutit le cost cutting indifférencié), c’est un fonctionnement sans zone tampon. Le fonctionnement à flux tirés exige de conserver ces marges de manœuvre. Une autre pratique qui réduit le risque de stress est l’emphase placée sur le retour d’expérience et la prise de recul, ce que l’on désigne par Hansei dans le monde du lean. La pratique des rétrospectives dans la méthodologie SCRUM est l’illustration simplifiée du Hansei. L’article de Valtech que j’ai cité plus haut contient une analyse des bonnes pratiques des méthodes agiles pour diffuser les risques de stress qui illustre l’application de ces principes.

La conclusion naturelle est, fort logiquement, que les trois piliers de la motivations (autonomie, maîtrise et sens) sont les meilleurs pratiques de diffusion du stress. C'est pour cela qu'il ne faut pas comprendre le lean comme une collection d'outils et de pratique, mais bien comme une philosophie du travail.

dimanche, septembre 30, 2012

Règles simples et situations complexes



Le billet d’aujourd’hui porte sur deux livres remarquables lus pendant l’été, dont on peut tirer beaucoup d’enseignements. Je vais, comme à mon habitude, résumer quelques idées saillantes qui résonnent avec le thème de se blog. Le premier livre est le « deuxième volume » du livre de Christian Morel « Les décisions absurdes » que j’ai cité abondamment dans ce blog et dans mes propres livres. Le sous-titre de « Les décisions absurdes II » est « comment les éviter ? » : Au lieu de faire l’autopsie de situations absurdes et de comprendre comment on en est arrivé là (l’objectif du premier volume), il s’agit ici de comprendre les bonnes pratiques qui permettent d’éviter ces décisions absurdes pour augmenter la fiabilité de l’organisation. Ce livre est un concentré de 10 ans de travaux auprès des métiers et des activités qui ont développé une culture et des méthodes de « haute fiabilité » (en anglais : HRO, pour High Reliability Organisations). La meilleure publicité pour ce livre consiste à lire ce qui s'est passé lors du crash du vol AF 447 : Christian Morel et Daniel Kahneman donnent des clés pour comprendre cette situation tragique. Comme le livre précédent, ce livre est un mélange de cas d’écoles détaillés et passionnants, et de conseils qui me semblent pertinents pour le domaine de l’organisation d’entreprise.  Voici donc un petit résumé de certaines idées, pour vous donner envie de lire ce livre :
  • Un des thèmes les plus développé – un chapitre entier - est l’importance de ne pas punir les erreurs pour fiabiliser le fonctionnement de l’organisation. Il ne s’agit pas ici d’erreurs volontaires, mais bien de dysfonctionnements des processus et procédures. Christian Morel propose des exemples spectaculaires venant de l’aviation, de l’armée américaine qui démontrent l’importance de la culture de transparence (on retrouve ici l’importance de la « brutal honnesty to facts » de Jim Collins). Autrement dit, pour augmenter la fiabilité, il faut absolument encourager la remonté des informations. L’annexe 13 de la convention de l’Organisation de l’aviation civile internationale déclare « Le système volontaire de comptes-rendus d’incidents sera non punitif et assurera la protection des sources d’information ». Christian Morel raconte comment l’armée américaine est aller s’inspirer d’industries telles que le nucléaire ou l’aviation pour changer sa culture et pratiquer cette transparence des erreurs.
  • Un autre principe clé qui ne devrait pas nous surprendre et qui fait écho à la sociocratie est l’importance de faire appel à l’intelligence de tous, en dehors de toute forme de hiérarchie, pour surmonter les incidents. C’est un point doublement important. Premièrement, les organisations fiables ne sont pas celles qui n’ont pas d’incidents, mais celles qui d’une part les traitent efficacement et, d’autre part, apprennent à les éviter. Deuxièmement, le poids des structures et habitudes hiérarchiques est un véritable handicap qui paralyse la fiabilisation. Tout cela peut sembler d’une grande banalité, mais l’intérêt du livre de Christian Morel est de l’illustrer par des cas réels, spectaculaires et bien analysés (parce que spectaculairement importants, comme la conduite d’une centrale nucléaire, le pilotage d’un avion ou la conduite d’une intervention militaire).
  • Cet appel à l’intelligence collective est assorti d’une mise-en-garde sévère contre le « group think », le biais inverse qui pousse un groupe à ne pas confronter les opinions mais faire émerger un « faux consensus », biaisé par des positions d’influence, la volonté de s’intégrer et d’être accepté, et des a priori sur la pertinence des opinions de chacun. Parmi les domaines dont Christian Morel tire ses enseignements, il y a la « haute montagne », qui fournit des exemples saisissants. On retrouve donc des thèmes développés dans le premier volume, tel que l’importance de limiter la taille des groupes (ce qui fait une source de plus pour abonder à la réduction du nombre de participants dans une réunion « La taille du groupe inhibe la parole, et les silences sont interprétés comme un approbation du choix dangereux »). Je vous recommande donc en particulier le chapitre 6 qui est consacré à ces biais cognitifs (tels que l’effet de polarisation, le paradigme de Asch ou le biais de confirmation) et qui fait un lien naturel avec le livre de Kahneman. Pour ceux qui ne sont pas familier avec ces biais, je vous recommande l’exposé de Ludovic Cinquin à USI 2010. La section qui traite des effets de nombre reprend donc des thèmes chers à ce blog « Plus le nombre de participants est élevé, plus la délibération devient difficile ; au-delà d’une certaine quantité, elle disparait tout à fait ». Cela conduit au principe de la « hiérarchie restreinte impliquée », (inspiré du « mission command » militaire), qui me semble un paradigme de choix pour les organisations du 21e siècle (moins de chefs, plus de collégialité, et une implication « sur le terrain, à la Toyota » de tous).
  • Il est difficile de résumer tout l’intérêt du croisement entre les exemples civils et militaires, mais je retiens cette belle citation du général Desportes « C’est la centralisation qui est le plus souvent en cause avec, en aval, des difficultés d’ajustement autonome des entités en prise avec l’événement ; la centralisation est simplement incompatible avec la nature intrinsèquement complexe de la guerre ». On retrouve ici la thèse de l’entreprise qui passe du « control & command » au « recognition & response » face à la complexité de son environnement.
  • Même si ce livre ne parle pas de « lean management » (la seule référence p. 240 est un contresens), il fait référence à Toyota et à l’importance du management visuel. On y retrouve l’importance de la formation systémique des opérateurs terrains, et Christian Morel nous explique pourquoi les Japonais ont inventé le management visuel, parce que leur culture est rebelle à l’abstraction. Il y a quelques pages fort intéressantes sur la fiabilisation de la communication (dont le management visuel est un élément) qui insiste sur l’importance de la désambiguation et la redondance tout en préservant la parcimonie. Lire par exemple la conclusion du livre : « Les communications sont sécurisées par des répétitions, standardisations, confirmations et explications verbales ainsi que par des éléments visuels ». Ces sujets de communications s’installent naturellement dans les interstices des organisations, un sujet auquel il faut apporter « une attention toute particulière ».
  • Une des contributions originales qui va servir de pivot à ce billet est l’efficacité des règles simples face à une situation complexe. Christian Morel donne l’exemple de la prévention des risques d’avalanche en Suisse. A partir d’un travail conséquent sur les statistiques d’accidents, des guides ont proposé puis accepté une check-list simple. Le paradoxe que Christian Morel explique en détail est qu’une liste simple et statique apporte une amélioration significative de la fiabilité alors qu’il s’agit de situations complexes, d’une très grande variété, et qu’on s’adresse à des experts confirmés. Les résultats apportent un verdict spectaculaire : la discipline simple augmente de façon très significative l’efficacité des experts.

Le deuxième livre est très différent (plus dense) puisqu’il s’agit de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman. Kahneman est une référence incontestée en psychologie cognitive de façon générale et sur l’analyse des décisions en particulier. L’influence qu’il a eu (avec Amos Tvesky) sur le « behavioral economics » lui a valu le prix Nobel d’économie. Ce livre est particulièrement intéressant parce qu’il est conçu comme un essai, un bilan de 30 ans de recherche. C’est à la fois une somme/une référence, mais aussi un livre de vulgarisation, très agréable à lire. Il s’inscrit pour moi dans une longue série de lectures d’ouvrages similaires, tels que « Predictably Irrational » de Dan Ariely et « Nudge » de Richard Thaler et Cass Sunstein, mais d’une certaine façon il résume les autres. C’est le prolongement érudit d’un de mes livres préférés : « Blink » de Malcom Gladwell. C’est aussi un complément aux livres de Daniel Goleman (« Social Intelligence » et « Emotional Intelligence ») qui permettent également de mieux comprendre nos comportements et décisions.
  • Le livre commence avec une description de notre cerveau (de notre façon de pensée) en deux sous-systèmes (que Kahneman appelle Système 1 et Système 2 pour éviter des raccourcis et des assimilations discutables - cf. le débat sur la localisation « cerveau droit »/ « cerveau gauche »). Le premier système est celui de la pensée réflexe, rapide, instinctive (cf. Blink). Le second système est celui de la pensée construite, réflexive, lente mais profonde. Je ne vais pas essayer ici de résumer un livre de plus de 400 pages, il fourmille d’informations intéressantes (toujours factuelles, avec des expérimentations et des références scientifiques, ce qui rend ce livre formidablement utile). Par exemple, on y apprend à quel point nous avons besoin de glucose pour réfléchir. Manquer de sucre nous rend irritable, beaucoup plus sévère dans nos jugements (les statistiques sur les notes des enseignants sont édifiantes) mais aussi et tout simplement moins performant. Voila de quoi enlever toute culpabilité à ceux, dont je suis, qui vont consommer un petit « réconfort » sucré pour stimuler leur réflexion. On y redécouvre également l’effort que nous demande le « task switching » (une raison de plus de faire une chose et à la fois et de le faire bien.
  • Certaines expériences soulignent l’importance de la motivation, ce qui fait un lien direct avec Daniel Pink (et son dernier livre « Drive »), dans la performance de nos taches cognitives. Kahneman démontre que nous tombons d’autant plus facilement dans les pièges (lorsque nous laissons le Système 1 évaluer alors qu’il faudrait avoir recours au Système 2) que nous manquons de motivation. Cette paresse est naturelle puisque « penser de façon profonde » est réellement fatiguant (cf. le paragraphe précédent).
  • Une grande partie du livre est consacrée à ces pièges, à ces biais, qui font que nous raisonnons souvent de façon « bizarre » (on peut débattre sans fin sur le coté « irrationnel », un mot qu’utilise Ariely mais que Kahnman récuse, à mon humble avis à juste titre). Le livre expose et explique les biais d’ancrage, de disponibilité (availability), de « framing ». Le biais de disponibilité est résumé par l’acronyme WYSIATI (what you see is all there is) : nous raisonnons avec les faits et éléments qui sont sont facilement accessibles (« sous les yeux »). Il vaut mieux découvrir ces concepts par des exemples qu’essayer de les résumer. Le « framing » est intéressant puisqu’il consiste à influencer le contexte associé à une décision. Pour de nombreuses décisions, le choix diffère selon que l’on se place d’un point de vue local ou global. Le « framing » consiste à influencer le décideur en le forçant à se placer dans un contexte ou un autre. Il y a de très beaux exemples dans le livre, qui seraient certainement utiles à quiconque essaye de manipuler un sondage. L’exemple du « Asian Disease Problem » est à méditer car il montre que tous, y compris les experts, les mathématiciens et les professionnels, sommes soumis à ces même biais.
  • Une des grandes contributions de  Kahneman, qui tient logiquement une part importante dans le livre, est le « Prospect Theory » qui remplace la théorie classique de l’utilité en prenant en compte deux choses : la relativité par rapport à une situation initiale (c’est le changement que nous évaluons, plus que la situation finale) et la dissymétrie entre perte et gains. La théorie proposée par Kahneman permet d’expliquer un certain nombre de paradoxes qui se posent lorsqu’on applique la théorie de l’utilité. Cette théorie élégante (qui s’exprime par une jolie courbe , semblable à une courbe d’utilité) permet de prendre en compte un certain nombre de comportement clés : le « loss avertion » qui fait que nous surévaluons ce que nous possédons, le « sunk-cost fallacy » qui fait qu’une fois une position ou un bien acquis, nous oublions ou sous-évaluons les efforts ou les coûts qui ont été nécessaires pour l’acquérir. Ces considérations ne sont pas théoriques, c’est bien de psychologie expérimentale dont il s’agit, avec des applications directes pour le Marketing (dans sa façon de proposer des services ou des offres).
  • Parmi les biais qui sont très intéressants du point de vue du manager, Kahneman parle de notre difficulté à arrêter des projets. Il s’appuie sur une expérience personnelle (« This embarassing episode remains one of the most instructive experiences of my professional life … I was slower to accept the third lesson : the folly we displayed that day in failing to abandon the project. Facing a choice, we gave up rationality rather than give up the enterprise ». Cela fait echo à ce que Christian Morel appelle la « destinationite » (p. 231) : une tendance marquée des pilotes à poursuivre leur atterrissage une fois la manœuvre commencée, au lieu de remettre en cause l’objectif face aux aléas. Cela conduit ensuite Kahneman à parler de « planning fallacy », ou l’on retrouve des constatations connues sur l’optimisme des plannings et budgets prévisionnels (cf. « la loi du facteur pi  »). Kahneman cite souvent Nassim Taleb, et fait référence à la « narrative fallacy », un autre biais de nos esprits qui sont facilement « fooled by randomness », pour reprendre le titre d’un autre de mes livres préférés.
  • Pour finir, et cela fait le lien avec le livre précédent et le titre du billet, Kahneman nous parle des travaux de Paul Meehl et de la confrontation entre algorithmes (formules) et intuition. La question posée est « face à une situation complexe, ne peut-on que se fier au jugement de l’expert ou est-il possible de s’appuyer sur des règles simples ? ». Notons tout de suite qu’il s’agit de situations complexes mais répétitives, ce qui permet d’utiliser des traitements statistiques. Les exemples étudiés par Meehl viennent du monde médical (prédire un diagnostic) ou de l’enseignement (évaluer un élève) et montrent qu’une formule simple (peu de critères), établie par une approche statistique, est souvent plus précise que l’opinion d’un expert, précisément à cause de l’ensemble des biais auxquels  nous sommes tous soumis. Kahneman cite l’exemple de la formule de Ashenfelter qui détermine avec une grande fiabilité (relative) la qualité future des millésimes en fonctions de quelques caractéristiques de l’année. Plus sérieux, l’exemple du test APGAR qui est pratiqué dans toutes les maternités aux US.

La lecture de ce livre m’a véritablement passionné. Cela ne veut pas dire que je n’y trouve pas des limites : la puissance de conviction et l’enthousiasme de Kahneman le pousse certaines fois à des raccourcis qui ne sont pas forcément convaincants (en particulier son analyse « historique » du 20e siècle, mais même certains de ses raisonnements logiques sur le « preference reversal » ou bien la forme asymptotique de la courbe qui décrit sa « Prospect theory »). Il est extrêmement critique vis-à-vis de « In Search of Excellence » de Peters & Waterman, j’y reviendrai dans un prochain billet lorsque je ferai un compte-rendu de « Les Organisations– Etats des savoirs ».

Pour conclure, je voudrais souligner le point commun à ces deux livres, qui fait également l’objet de l’article « Simple rules for a complex world » de D. Skull et K. Eisenhardt dans le numéro de HBR de Septembre 2012 (voir le résumé vidéo). L’encadré « The Science » exprime l’efficacité de « règles simples » face à des situations complexes. Les règles simples sont plus efficaces car elles ont plus de chance d’être implémentées (logique et facile à comprendre), mais aussi parce qu’elles sont plus robustes : le filtre de la simplicité retient des principes qui sont plus résilients et élimine des « fausses optimisations » fragiles (c’est moins facile à comprendre, c’est pourtant ce que j’observe dans mes propres expériences d’apprentissage sur les systèmes complexes avec GTES). Autrement dit, nous sommes sur le point de voir émerger une rationalisation scientifique du bon vieux principe KISS. Qu’il s’agisse d’architecture ou de système de management pour une situation complexe, la simplicité est une vertu : elle est plus résiliente, elle est plus facile à adapter, et elle est surtout plus facile à transmettre, à expliquer et à implémenter.


dimanche, juillet 29, 2012

Sociocratie: La fin du management ?


Le billet de ce jour fait suite à de nombreuses suggestions que j’ai reçues de me pencher sur la sociocratie, en particulier suite à mon billet précédent sur l’effet d’échelle. Les articles sur la sociocratie font souvent référence à la cybernétique et aux « systèmes complexes », ce qui a également aiguisé ma curiosité. Il m’a fallu plusieurs mois pour lire une partie de l’abondante littérature et tisser les liens avec d’autres ouvrages ou systèmes de management.  Je suis arrivé à une conclusion, plutôt négative, que je vais vous livrer autour de trois convictions :
  • La sociocratie combine un ensemble de valeurs, diagnostics et pratiques qui correspondent bien aux enjeux du 21e siècle, mais c’est une approche contraignante et qui est en conflit sur plusieurs points avec les valeurs du « lean » ou même de l’entreprise 2.0 que je défends par ailleurs.
  • La sociocratie n’est pas une architecture organisationnelle scalable. En particulier, ce n’est pas la réponse que je cherche à la maîtrise des flux d’information lorsque la taille de l’entreprise croît (malgré, et contrairement à, la référence systémique).
  •  La sociocratie est très marquée d’un point de vue culturel ; elle est adaptée à un petit nombre de cultures et de situations, mais n’est pas universelle. Ce qui ne signifie pas que la sociocratie ne soit pas une excellente source d’inspiration en termes de pratiques et de valeurs. A chaque entreprise de trouver ce qui peut lui servir, mais je n’y vois pas le modèle de management de demain. L’avenir dira si je me trompe – pour l’instant, les exemples sont assez peu nombreux.

La sociocratie s’appuie sur un constat autour des défis des entreprises modernes que je partage. Je ne vais pas ici faire une présentation complète, faute de temps et de compétences, mais m’appuyer sur l’excellente présentation « Une méthode de gouvernance pour le 21e siècle » que l’on trouve sur le site www.sociocratie.net  (je la qualifie comme telle car c’est un résumé fidèle de documents plus longs, tels que l’article de Buck & Endenburg). Le point de départ est le constat de quatre bouleversements qui présentent autant de défis aux entreprises : la complexité, l’hétérogénéité (multiplicité des cultures et systèmes de valeurs), l’éducation (augmentation des compétences et de la culture qui pousse à remettre l’autorité en cause) et l’individualisme (importance croissante du « soi »). Je ne reviens pas sur le premier et le dernier point (cf. mon livre), je suis assez d’accord avec le troisième et un peu plus méfiant sur le second.  De ces quatre défis, on conclut la nécessité de mettre en œuvre : le management participatif, la mobilisation de l’intelligence collective, l’entreprise 2.0, etc. (cet « etc. » est suspect !). La sociocratie est présentée comme une méthode pour mettre ce changement culturel en pratique. Je ne vais surement pas m’inscrire en faux ni sur le besoin de changer la culture ni sur le fait de s’appuyer sur les trois axes que je viens de citer, mais je ne crois pas que ce soit « la » solution, ce n’est qu’une partie de la solution. Pour cette mise en œuvre, l’approche proposée par Gerard Endenburg (le père de la sociocratie dont il est question ici, même si le terme a été introduit par Auguste Comte) s’appuie sur quatre règles :
  1. L’utilisation d’équipes appelées « cercles » comme unité d’organisation. Le cercle est une structure semi-autonome qui prend les décisions correspondant avec son domaine d’activité. Le « cercle » couvre aussi bien l’équipe opérationnelle que l’équipe de directions. Chaque cercle définit sa vision et sa mission.
  2. L’outil de décision est la méthode du « consentement » qui consiste à obtenir un consensus assez fort, qualifié par l’épuisement des « objections valables ». On n’est pas dans le « consensus absolu », mais il faut que toutes les voix discordantes aient pu s’exprimer et que les objections « constructives et circonstanciées » aient été traitées. C’est plus fort que le « rough consensus » de l’IETF ou le « agree to disagree » des Anglo-Saxons, mais moins fort qu’un consensus Japonais.
  3. Le double lien est le point le plus original : il s’agit de doubler l’interpénétration des cercles au moyen d’un binôme – un membre élu par le cercle « inférieur »/ « opérationnel » (il subsiste une notion de hiérarchie) et un membre désigné (par sa fonction hiérarchique). Par exemple, dans un comité de direction, chaque sous-direction est représentée par son manager (hiérarchie) et par un membre élu de la sous-direction.
  4. Les fonctions et responsabilités sont affectées au moyen d’un « vote sans candidats », dans lequel chacun « nomine » son candidat favori, puis le cercle décide par consentement et/ou vote.

Je vais maintenant me livrer à une analyse critique personnelle, mais il faut souligner qu’il s’agit d’une méthode cohérente et remarquable (il y a quelques exemples notables de succès, dont celui de l’entreprise de Gerard Endenburg). C’est donc une source intéressante d’inspiration, en particulier pour mettre en œuvre des démarches 2.0 de mobilisation de l’intelligence collective (cf. présentation de Danone, en particulier dans les modalités d’animation). L’importance de l’autonomie des équipes, de reconnaitre la voix de chacun, de briser les strates hiérarchiques dans l’organisation des responsabilités et des comités, de chercher l’appropriation (et une certaine forme de consensus jusqu’à un certain point) ...  toutes ces idées sont pertinentes et reconnues comme telles dans l’ensemble de la littérature sur le management.

En revanche, la structure de la double intersection des cercles est lourde et elle ne me semble ni scalable, ni efficace pour des grandes entreprises. Cette double représentation crée des comités et lieux de décision avec un grand nombre de personne, ce qui n’est pas judicieux par rapport à la volonté d’agilité (face à la complexité). Ce sujet de l’importance du (faible) nombre de participants en réunion est traité dans mes deux derniers livres, mais je vous recommande également « Size Matters : How Big Should a Military Design Team Be ? » de M. L. Hammerstrom, qui est riche en références et données chiffrées.  La taille idéale d’un cercle ou d’une équipe reste 6 à 8, ce qui se prête mal à la double représentation (hormis pour les cercles « feuilles » de l’arbre hiérarchique). Le « double cerclage » des organisations est contraire à la modularité des organisations telle que la décrivait Herbert Simon (lire « Modularity, Flexibility, and Knowledge Management in Product and Organization Design » : l’efficacité vient bien de la capacité de self-organisation et composition d’une organisation modulaire avec des unités autonomes, mais il faut favoriser un couplage faible et une coordination légère et agile, ce que le double cerclage ne réalise pas). Autrement dit, l’organisation sociocratique est lourde, à la fois dans le nombre de personnes impliquées et dans les processus de décision qu’elle doit suivre, ce qui la distingue nettement de l’entreprise « lean » façon Toyota ou même de l’entreprise « agile » qui est la cible de l’entreprise 2.0. Mon intuition est que la culture « entreprise 2.0 » est une autre façon, plus moderne, de répondre aux problèmes soulevés par Gerard Endenburg.

Plus précisément, en lisant les écrits de Gerard Endenburg, on comprend qu’il s’agit d’un enjeu de culture d’entreprise, mais que le modèle proposé n’est en rien universel. Au contraire, il me semble fortement « typé » dans trois dimensions :
  • D’un point de vue géographique/culturel, il est profondément adapté à la culture néerlandaise. Il convient de lire « la logique de l’honneur» de Philippe d’Iribarne pour comprendre comment chaque culture se comporte différemment par rapport à l’autorité du chef et à l’organisation de l’autorité dans l’entreprise. Ce n’est pas un hasard si une approche sociocratique fondée sur le consensus émerge aux Pays-Bas. Tout au contraire, comme le souligne également Pierre Servant dans « Le complexe de l’autruche », la culture française place le chef et l’engagement pour le chef en position centrale pour susciter l’action. Cette remarque n’est en rien une excuse quant au « syndrome du petit chef », qui est une triste réalité dans de nombreuses entreprises et un des arguments mis en avant par les partisans de la sociocratie. Je pense également aux travaux de Gert Hofstede (cf. le « Power Distance Index » que j’ai déjà cité plusieurs fois). L’approche sociocratique est à la fois plus difficile à installer et moins pertinente dans des pays dont le PDI est elevé (68 pour la France, contre 38 aux Pays-Bas ou 40 aux USA).
  • Il  est typé "organisationnellement" et correspond à une activité industrielle avec une forte hiérarchie (que la sociocratie permet de faire évoluer). Autrement dit, la sociocratie est une réponse à des problèmes que toutes les organisations ne rencontrent pas forcément. En particulier, dans le monde du service ou du logiciel, il y a d’autres façons de décloisonner les  strates hiérarchiques et de s’assurer que la « voie du terrain » est entendue.
  • On peut ajouter qu’il est typé « temporellement » puisqu’on reconnait la problématique des années 70-80. On retrouve des principes d’ « autogestion » qui sont différents de l’auto-organisation du 21e siècle telle que décrite par Clay Shirky.


De fait, non seulement les exemples sont peu nombreux, mais certains ne sont que faiblement alignés sur l’ensemble des pratiques sociocratiques. Tout le monde parle de Semco, à juste titre … mais si les ambitions et les valeurs de Ricardo Semler sont très semblables à celles d’Endenburg, l’organisation pratique de Semco est surtout centrée sur l’aplatissement de la hiérarchie, la participation/responsabilisation de tous et l’autonomie laissée au « terrain ». Les principes et valeurs de Semco sont remarquablement compatibles avec le « Toyota Way ».

Ce qui précède est une tentative d’analyse rationnelle, qui ne capture pas un ressenti plus instinctif, celui que la sociocratie ne recoupe pas mon expérience personnelle de ce qui rend une entreprise efficace. Au risque de caricaturer ma pensée et d’être quelque peu provocant, voici trois constatations qui s’imposent et ne sont pas de nature « sociocratiques » :
  • Il existe une très grande variation de compétences, à tous les niveaux, et l’entreprise doit reconnaitre et s’appuyer sur les contributeurs les plus talentueux (ce qui suppose de leur donner l’autonomie de pouvoir le faire). Cette affirmation traduit mon appartenance historique au monde du logiciel (cf. Tom de Marco), mais on retrouve cette conviction de l’unicité des talents chez la plupart des grands dirigeants américains (je pense évidemment à la biographie de Steve Jobs).
  • Il y a des individus coopératifs et des individus non-coopératifs, et l’entreprise doit apprendre à reconnaître/valoriser les premiers et mettre les autres dans l’incapacité de nuire. La pensée unique « il n’y a que des braves gens dans des mauvaises organisations » ne correspond pas à mon expérience personnelle.
  • Une entreprise, en particulier en France pour des raisons qui sont bien expliquées par Pierre Servent ou Philippe d’Iribarne, a besoin de « chefs ». Le manager joue un rôle clé dans la communication, c’est un pivot dans les flux de transmission d’information. C’est précisément un des enseignements systémiques (cf. mes messages anciens sur l’importance d’un chef de projet qui se déplace plutôt que de simplement convoquer en réunion). Le manager joue un rôle symbolique (cf. Bolman) parce qu’il incarne un objectif, un projet, une fonction. La nature humaine est ainsi faite que nous avons plus de faciliter à suivre une femme un homme, plutôt qu’un comité, une idée ou un document. On retrouve l’importance du charisme (savoir susciter l’adhésion et le rassemblement), nuancée par cet aspect « symbolique » (la fonction attribue un « rôle symbolique » au manager indépendamment de son charisme). Mon expérience en tant que DSI est que c’est la fonction qui crée le talent et non pas l’inverse. L’organisation, pour bien fonctionner, a besoin d’incarner certaines missions, en particulier celles qui nécessitent de la mémoire et de la vision, pour garantir la bonne exécution des décisions à longue échelle de durée (c’est précisément une remarque systémique).

Le titre du billet est également un clin d’œil par rapport au thème « la fin du management  ». Sans rentrer dans le détail du sujet, qui mériterait au moins un billet à lui tout seul, ce que je viens d’écrire me classe clairement dans les sceptiques. Je ne crois pas du tout à la fin du management : au contraire, l’augmentation de la complexité, qui le thème commun à tous mes livres et à ce blog, ne peut pas être traitée sans un recours au management. Ce n’est pas le même management que celui du 20e siècle, mais nous avons toujours besoins de managers.   L’entreprise a besoin de leaders, qui incarnent une vision, un projet ou un produit, pour les raisons que je viens d’évoquer (capacité de susciter l’adhésion et l’effort) et parce qu’il faut mobiliser et faire circuler l’énergie pour relever les défis des entreprises. L’entreprise a également besoin d’un système de management qui détecte, reconnait et donne l’autonomie nécessaire aux contributeurs clés (la traduction de « empower » me fait ici défaut).  Pour terminer, elle a besoin de mettre en place l’orchestration du travail collaboratif et de favoriser une culture de coopération. C’est précisément un des rôles du management du 21e siècle, je vous renvoie au chapitre 9 de mon livre « Processus et Entreprise 2.0 ». Si l’on reprend la liste des rôles du management dans une vision classique, telle qu’articulée par Fayol : prévoir, organiser, commander, coordonner, contrôler, il y a bien un changement à opérer, mais les fondamentaux demeurent. Il y a moins de prévision (complexité), moins d’organisation (auto-organisation), nettement moins de commandement (autonomie => passer de « control & command » à « recognition & response ») et de contrôle, mais toujours autant de coordination, voire davantage. Les nouveaux rôles auxquels je fais allusion dans mon livre (éditeur, mentor, animateur) sur surajoutent aux rôles anciens qui se transforment.