dimanche, janvier 29, 2012

Eloge du courriel


Depuis quelques mois, et faisant écho à la déclaration de Thierry Breton qui souhaite supprimer l’usage de l’email en interne chez ATOS, j’entends beaucoup de gens qui prédisent la fin de l’email, et la suprématie des outils 2.0. Dans mon propre livre, j’ai commenté les faiblesses structurelles du courrier électronique, et les avantages à ouvrir des canaux alternatifs de communication, pour désengorger nos boites aux lettres et profiter des nouvelles formes de communication, mieux adaptées à la coopération.
En revanche, je ne crois pas un seul instant à la disparition de l’email, ni même que cela soit souhaitable. C’est peut-être la conséquence de mon âge (j’ai commencé ma carrière professionnelle à peu près au moment ou l’email se répandait dans les entreprises technologiques), mais je suis persuadé que :
  • le courrier électronique est un excellent canal de communication,
  • même face aux alternatives 2.0, il restera un outil clé dans la panoplie des entreprises,
  • l’enjeu est plutôt la « déprolifération », c’est-à-dire débarrasser ce canal des abus (précisément parce qu’il est trop facile d’emploi), pour lui retrouver son efficacité systémique.


Par email, j’entends un moyen de communication textuel (avec des pièces jointes additionnelles), asynchrone, vers un ou plusieurs destinataires désignés explicitement par un identifiant (adresse email), et donc connu(s). Je considère que la boite à message de Facebook relève de l’email : le fait que le réseau soit ouvert (n’importe qui peut vous envoyer un message) ou fermé (seuls les membres de votre réseau peuvent vous envoyer un message) est une modalité.  Il est clair qu’elle joue un rôle clé dans l’abus de l’email avec le spam, mais c’est facile à traiter (je vais y revenir dans ma troisième partie).

1. Forces et Faiblesses
Les forces structurelles de l’email se déduisent naturellement de sa caractérisation en tant que canal :
  • Le mode asynchrone introduit un découplage temporel qui fluidifie l’écoulement de l’information lorsque les taux de charge (taux d’occupation) augmentent. J’en ai parlé abondamment dans ce blog, c’est l’objectif de mon modèle SIFOA. Nous en faisons tous l’expérience : lorsque nous sommes débordés, trouver le temps pour se téléphoner ou se voir devient difficile.
  • La communication textuelle a un triple avantage. Premièrement, elle force à réfléchir et à synthétiser ses idées. C’est la « force de l’écrit », un avantage souligné depuis des temps immémoriaux. Deuxièmement, il y un avantage systémique puisque l’écriture place un effort sur l’émetteur et facilite la prise de connaissance du récepteur avec l’information, ne serait-ce qu’en termes de nombre de mots par minutes. Pour finir, elle est éminemment partageable (trop facilement d’ailleurs !). La communication textuelle facilite la diffusion, lorsque le contenu se prête à cette forme textuelle (cf. plus loin).
  • L’email apporte la traçabilité, un avantage déterminant dans la gestion des demandes. Cette traçabilité est complète : qui, quand, quoi – c’est un outil de communication transactionnel, au sens informatique du terme.-       
  • L’email est un outil ouvert et interopérable : il permet un fonctionnement en « entreprise étendue », avec des partenaires, des fournisseurs, etc. Ce point est évident et admis par tous, je ne vais donc pas y revenir dans ce message et m’intéresser plutôt à l’usage interne de l’email (au sein de l’entreprise).

On peut également mentionner une force conjoncturelle, liée aux outils, qui vient du fait que les « lecteurs email » ont 20 ans d’existence et d’amélioration continue. Ils sont supérieurs, par conséquent, à bon nombre d’outils « Web 2.0 » - en particulier dans le monde du « gratuit ».  En particulier, j’apprécie :
  • Le pilotage temporel, avec une timeline implicite (depuis toujours), et une orientation « personne ». Nous sommes câblés, d’un point de vue neuronal, pour ranger nos informations par période temporelle et en les associant à des personnes. C’est ce que fait implicitement tout lecteur email, et c’est ce qui manque à de nombreux outils de « knowledge management » (KM) ou de « gestion documentaire ». C’est le cas des outils modernes 2.0 (la révolution du KM  est précisément de constater que « who » est encore plus important que « what »), mais rendons justice au courriel.
  • La dualité cloud/device, c’est-à-dire la combinaison d’un repository sur le cloud, accessible depuis n’importe quel device et d’un mode de consultation indépendant de la connectivité réseau (et cela des années avant Dropbox). Quelque chose qui me manque sur bon nombre d’outils 2.0 ou de partage communautaire de document type Intranet.
  • Une ergonomie optimisée, avec beaucoup de drag&drop, de raccourcis, de favoris, de "customisation" implicite par apprentissage.

Examinons maintenant les faiblesses, en adoptant la même décomposition structurelle/conjoncturelle. Les défauts structurels de l’email sont les pendants des caractéristiques :
  • L’utilisation de l’écrit n’est pas toujours adaptée !  D’une part l’écrit peut compliquer et formaliser de façon inutile un message (« un schéma vaut mieux qu’un long discours ») et, d’autre part, l’écrit stérilise, le plus souvent, le message de son contenu émotionnel qui peut être essentiel pour la compréhension. Nous le savons, le courriel n’est pas adapté pour régler des différents, pour traiter des sujets délicats, etc.
  • Le mode asynchrone réduit la « bandwidth », c’est-à-dire la capacité à se synchroniser avec les besoins et les réactions du destinataire. C’est pour cela qu’il faut éviter l’email dès que l’appropriation du message pose question. On ne sait pas comment le lecteur réagit, ce qui limite fortement les cas d’utilisation. C’est le piège principal : on utilise l’email pour son asynchronisme (pas besoin de synchroniser les agendas), et la communication échoue à cause de cette non-synchronisation.
  • La traçabilité produit des problèmes de gestion et de purge (accumulation). Tout ne mérite pas d’être traité comme une transaction … la force des outils 2.0 est de reconnaître le mode « conversation ».
  • L’effet club : on ne parle qu’à ceux que l’on connait ! C’est une des faiblesses systémique les plus profondes et qui justifie le passage à l’Entreprise 2.0, c’est-à-dire le passage à des outils qui permettent de communiquer vers des destinataires que nous ne connaissons pas.  Cette faiblesse est partagée avec le téléphone, et c’est un problème crucial pour les grandes entreprises, à l’heure où il est vital d’utiliser « le cerveau de tous ».

A coté de ces défauts structurels, nous avons des faiblesses conjoncturelles liées au mode d’usage actuel. Sans être exhaustif, il me semble que nous avons trois problèmes principaux :
  •  Le spam : c’est-à-dire l’utilisation du canal par des flux inutiles du point de vue du lecteur. Les anti-spams ne sont pas une solution suffisante. Le fait de traiter les messages de façon uniforme indépendamment de leur provenance n’est plus acceptable aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux. C’est la raison principale pour laquelle les jeunes ont abandonné cet outil et n’y reviennent que lorsqu’ils y sont forcés par leur entrée dans la vie professionnelle. En revanche, ils utilisent le mode « courriel » de Facebook : le problème n’est pas le textuel asynchrone, c’est bien l’ouverture aveugle.
  • La sur-utilisation dans le cadre de l’entreprise : le fait que trop d’information passe par le canal email. Cet abus est précisément la conséquence de la facilité d’utilisation de l’outil …
  • La faiblesse du protocole de distribution : l’abus des pièces jointes crée des multiples copies qui rapidement se désynchronisent. L’utilisation des liens est une solution si les outils sont très rapides et efficaces, mais c’est rarement le cas. Nous attendons une approche « Dropbox » pour que les pieces jointes soient à la fois locale (rapidité) et partagées … et il est toujours possible d’utiliser Google docs !

Cette analyse des faiblesses n’est pas relative : je n’ai pas pointé les domaines pour lesquels l’email est moins adapté que d’autres formes de communication ou d’autres outils. C’est parce qu’il est évident que l’email doit être combiné précisément avec ces autres formes de communication, au lieu d’être un outil fourre-tout. C’est la thèse défendue dans ce blog depuis 5 ans et dans mes deux livres, Performance du SI et Processus et Entreprise 2.0.

2. Analyse comparée : pourquoi le courriel est utile et nécessaire ?
Quelle est la concurrence avec la quelle il faut comparer l’email ? Je vais séparer le monde de la communication électronique et le monde des autres formes de communication, parce qu’il est essentiel de rappeler que les outils électroniques ne remplacent pas le contact physique.
Dans le monde des outils électroniques introduit avec l’arrivée du Web 2.0, on peut citer trois groupes (j’agrège et je simplifie) :
  • La messagerie instantanée (IM), dont l’immense avantage est d’éviter l’encombrement. C’est un outil de conversation, le message est éphémère : s’il n’est pas saisi, on passe à autre chose. On peut placer le micro-blogging (le statut de FaceBook ou le message Twitter) dans la même catégorie. Il me semble évident qu’il y a un avantage systémique à distinguer les transactions des conversations. Les messages « périssables » ne devraient pas encombrer les boites aux lettres, et l’idée d’ajouter une date de péremption, même si elle est intéressante, ne remplace pas l’ergonomie immédiate de la messagerie instantanée.
  • La communication « broadcast vers sa communauté », qui correspond à l’usage des outils « de type Facebook » dans l’entreprise. Le point clé est double : communiquer vers ceux que mon message intéresse, au moment où cela les intéresse. On évite de la sorte l’effet club : la structure de communauté permet de rencontrer de nouveaux destinataires, autour d’un contenu ou d’un thème.
  •  La communication « content-centric », telle que les sites communautaires de partages de documents. Toutes ces plateformes qui proposent des formes enrichies des « intranets d’entreprise ou  de département » sont bien mieux adaptées que l’email à la collaboration sur un « artefact numérique » (un document, un powerpoint, une maquette numérique, etc.).

Je ne vais pas m’étendre sur l’impérieuse nécessité des entreprises à capturer et apprivoiser l’usage de ces nouveaux canaux de communication 2.0, c’est mon sujet favori et habituel. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est qu’une fois ces outils introduits et ces pratiques mises en place, il reste de la place pour l’email ! Mais il faut d’abord rappeler qu’il existe d’autres alternatives « 0.0 » à l’email :
  • Le coup de téléphone : son intérêt est d’offrir un meilleur feedback, parce que synchrone, et de permettre l’informalité de la communication orale. Dans certains cas la formulation écrite apporte un plus, mais dans de nombreux cas, elle est soi trop concise soit trop verbeuse, alors qu’un coup de fil permet d’adapter la quantité d’information.
  • Le déplacement, pour passer voir son interlocuteur, représente l’étape suivante en termes de « bandwidth », c’est-à-dire de richesse du feedback. Des que les émotions entrent en jeu, parce qu’il y a désaccord par exemple, le contact physique permet de décoder, dans les expressions du visage et dans les postures corporelles, tout ce qui est nécessaire pour un vrai échange.
  • La visio-conférence se situe à mi-chemin entre les deux ; plus la technologie progresse (téléprésence), plus on se rapproche des bénéfices d’un contact direct.
  • La patience, qui consiste à attendre la prochaine réunion, ou la prochaine rencontre, pour aborder de vive voix le sujet. J’insiste souvent dans ce blog sur l’importance de la réactivité et la rapidité de diffusion d’information. Il y a aussi beaucoup d’information non urgentes, pour lesquelles il vaut mieux attendre le bon moment, plutôt que de « pousser » une email qui sera mal compris (si il est lu).
  • L’instauration de points de rencontre réguliers et fréquents, qui créent un canal de communication précieux. La pratique des « stand-up meetings » quotidiens ouvre un espace de communication informel qui est bien plus efficace que l’email pour de nombreux sujets.

Toutes ces alternatives 0.0 servent à palier la faiblesse du message écrit et à réintroduire l’importance de l’appropriation. Si l’on combine les forces du 0.0 et du 2.0, on obtient le périmètre de l’email (textuel, nominatif et asynchrone) par différence. Le message doit être clair (adapté à l’écrit), il doit être significatif (justifiant l’utilisation d’une forme transactionnelle de communication) et il doit être personnel (la désignation de l’interlocuteur est constitutive de la communication). Dans la pratique, l’email reste donc:
  • Un bon outil de signalisation, pour faire savoir qu’une information est disponible (l’email ne contient pas le contenu, qui est sur un site partagé) mais un signal (mise à disposition, mise à jour, etc.). Il ne faut pas abuser de la signalisation mais à l’inverse le mode « pull » (ou l’on va chercher ce dont on a besoin) ne suffit pas non plus. Il existe d’autres façon de faire des notifications, mais pour certains sujets important, il faut une forme transactionnelle de notification (voire avec un « accusé de reception ») et l’email est approprié dans ce cas.
  • Un bon outil de diffusion des décisions, pour faire circuler un relevé de décision clair, comme le compte-rendu d’une réunion. Le coté nominatif est approprié, et la capacité à transmettre est également un avantage.
  • Un bon outil pour enregistrer une demande : la forme écrite force à formuler et préciser la demande, l’aspect transactionnel  facilite la gestion et le pilotage, et le coté nominatif renforce l’engagement. Ce n’est pas le seul outil pour gérer des demandes : dans le cadre de la gestion des processus métiers, il existe des plateformes mieux adaptées car plus spécialisées, en particulier pour gérer le workflow qui s’en déduit. En revanche, le courriel est un outil naturel pour gérer les demandes « hors processus ».
  • Un bon outil pour prendre contact, pour initier une relation. De façon paradoxale, l’email est un outil naturel pour construire les réseaux et les communautés du 2.0. L’aspect asynchrone est important pour franchir une « barrière », l’email est un canal privé – par opposition à un blog ou un mur – qui est utile pour aborder des sujets confidentiels, incertains ou sensibles (mais en dehors d’un contexte émotionnel qui suggère la rencontre en personne).
  • Un bon outil pour conduire une collaboration informelle sur un temps long : cela existe encore ! Je vais faire ici la même remarque, même si le temps s’accélère, il reste de la place pour les processus lents, pour la gestation d’idées. J’y reviendrai dans un prochain billet : l’innovation nécessite souvent du temps.


3. Petite prospective : comment le courriel doit évoluer?
Pour conclure ce billet, je vais livrer quelques réflexions sur les évolutions qui me semblent nécessaires dans nos outils « lecteurs d’email », pour faciliter la restriction de l’usage et sa meilleure adaptation aux défis de communication de l’entreprise :
  • Il faut réintroduire la notion de cercles (à la Google+) et de groupes fermés dans l’email. Il n’est pas logique de ne pas isoler les flux qui proviennent de ses propres réseaux, avec la structuration calquée sur l’organisation (hiérarchique et projet) de l’entreprise. On m’objectera que c’est déjà facile à faire avec la notion de requête et de groupes dynamiques (sous Outlook par exemple). Il n’en reste pas moins que les outils email sont en retard sur ce sujet.
  • Il faut déplacer le support de la collaboration vers des plateformes 2.0 pour se limiter à la coopération par email.
  • Il est urgent, de façon plus générale, de réduire l’usage des communications électroniques pour retrouver, d’une part, l’efficacité des rencontres, mais aussi pour retrouver l’efficacité des outils électroniques lorsque ceux-ci sont utilisés à bon escient.
  •  La gestion du courrier électronique doit progresser en termes de gestion du cycle de vie des messages et introduire des mécanismes de purge ou d’archivage semi-automatique et pertinent. Une partie de ces idées est implémentée mais il faut progresser, par exemple en distinguant les conversations des transactions de façon plus automatique et plus simple.
  • Pour finir, il faut que les outils soient accordés avec des « règles de bon usage », liées à une vision systémique – cf. LEMM : Lean Email Management. C’est un sujet complexe : il existe de nombreuses chartes, mais il est difficile de les faire appliquer. Pour que le courrier électronique ne soit pas victime de son succès, pour que nos boites email retrouvent une taille « humaine » et que nous bénéficions à nouveau de l’efficacité de ce canal, il faut que nos outils incorporent des garde-fous, une déclinaison interne du concept d’anti-spam.