samedi, mars 15, 2014

Entreprises Numériques et Homéostasie Digitale


Le titre de ce long billet est un clin d'œil à mes lecteurs et une référence systémique. Je vais m'intéresser aux transformations que doivent faire les entreprises pour s'adapter à la "révolution numérique" dont nous parlent beaucoup d'auteurs, et en particulier trois livres que je vais brièvement résumer aujourd'hui. Trois livres donnent un point de vue plus large … au détriment de la concision, mais je vous proposerai une petite synthèse en conclusion.
La révolution numérique, c'est-à-dire l'ensemble des changements que les technologies et les usages digitaux sont en train de provoquer dans la société, ainsi que ceux qui sont probables ou souhaitables, est un vaste sujet. Les trois livres qui vont suivre parlent de politique, d'éducation, de santé ... pour ne citer que trois exemples de fonctionnements fondamentaux de nos sociétés qui sont impactés par cette révolution. Je vais de mon côté restreindre mon champs d'investigation et ne m'intéresser qu'à l'impact sur les entreprises.
Gilles Babinet propose une décomposition des entreprises en trois types:
  • Celles qui fabriquent des outils lies au domaine numérique (l'équivalent des fabricants de pelles et de pioches au moment de la ruée vers l'or, dont ont sait qu'elles ont été les premiers bénéficiaires)
  • Celles qui produisent des produits et services que la révolution numérique rend complètement immatériel (information, livre, photos, vidéo, musique,...)
  • Toutes les autres, qui continuent à produire des produits et services avec une composante matérielle, mais qui doivent s'adapter à un nouvel environnement de fabrication, de distribution et de consommation qui est radicalement modifié par l'irruption du monde numérique. Tous les clients de ces entreprises ont maintenant, dans leur très grande majorité, une "vie numérique" (lien), qui se décline selon trois axes: ils consomment des produits et services numériques de la deuxième catégorie  (livres, films, musique, etc.), ils passent du temps sur des plateformes de service et de communication et ils utilisent des objets connectés.
C'est à cette troisième catégorie que je vais m'intéresser, dans ce billet comme dans d'autres qui suivront. J'ai fait appel à la notion d'homéostasie car il s'agit bien d'un déplacement d'équilibre : puisque nos clients changent, nos entreprises doivent changer. On pourrait aussi dire que l'homéostasie postule que la "numérisation" de l'environnement trouve son écho dans l'organisation interne de l'entreprise. Aujourd'hui je vais utiliser trois livres qui décrivent ce changement sur l'environnement (les clients et la société qui les regroupe) pour commencer à esquisser les changements de l'entreprise numérique, pour suivre certaines pistes esquissée dans la présentation de l'Entreprise 3.0.

Même avec cet angle d'analyse, ce sujet reste infiniment vaste. A titre d'exemple, l'IRT SystemX (Institut de Recherche Technologique) se positionne comme un « accélérateur de la transformation numérique ». Je n'ai donc aucune prétention de complétude ... mais à l'inverse l'approche "systémique" qui cherche à relier les transformations de l'entreprise et celles de son environnement me semble pertinente et féconde. En effet, beaucoup d’articles sur les stratégies digitales bénéficieraient d’une analyse plus profonde en faisant de façon systématique une recherche des causes profondes, c'est à dire des causes communes à l'ensemble des transformations que chacun peut constater. Autrement dit, il s'agit d'appliquer les "5 Pourquoi" du lean management au diagnostic de la nécessaire Digitalisation de nos entreprises.

1.       Age de la multitude
Je commence par le livre de Henri Verdier et Nicolas Colin, que j'ai lu il y a 18 mois, parce que d'une part je n'avais jamais fait de compte-rendu alors que je le cite fréquemment et parce qu'il est à mon avis une référence incontournable sur le concept de plateforme, un des mots clés émergent du domaine de l'" entreprise numérique".
Voici quelques idées clés selon mon propre prisme (ceci sera vrai pour les 3 ouvrages, ils sont beaucoup plus large dans leur propos que le thème que je retiens ici):

  • Le livre débuté avec les trois lois fondamentales de la révolution numériques : (1) la baisse des couts, souvent spectaculaire,  rendue possible par les technologies du numérique, (2) le principe de l'innovation « inachevée », et (3) l'innovation externe, c'est à dire le principe qu'il y'a plus d'intelligence à l'extérieur qu'à l'intérieur de l'entreprise. La première loi rappelle le livre "Free :  The Future of a Radical Price" de C. Anderson, d'ailleurs les auteurs conseillent de travailler comme si les ressources de calcul (le CPU) était gratuit. La baisse exponentielle due à la Loi de Moore soutient cette proposition: même si rien n'est gratuit, une telle baisse invalide en permanence nos repères. La même remarque pourrait être faite sur le coût de stockage. Lors des entretiens que nous avons organisés à l'Académie des Technologies sur le "Big Data", la première révolution qui nous a été citée est celle des coûts. Bien sur, on sait et on peut faire des nouvelles choses avec les technologies du Big Data (et avec les  nouvelles formes de données produite par la révolution numérique, des nouveaux usages aux objets connectes), mais le plus gros choc, c'est de faire des choses complexes pour une fraction infime du coût qui aurait été nécessaire il y a 10 ans.

  • La deuxième loi est celle de l'innovation continue : L’économie numérique est une économie d’itération, l’innovation doit être inachevée pour représenter un processus itératif qui, en collaboration avec l'utilisateur de l'innovation, améliore et adapte sans cesse. Je cite: « L’innovation continue et jamais achevée n’est pas seulement synonyme d’accélération. Elle est aussi un changement qualitatif. Elle appelle, en réponse, un changement du même ordre dans la stratégie des acteurs. […] C’est, par exemple, passer d’une vision linéaire et temporelle (anticiper le futur technologique et s’y préparer) ) une vision « plateformiste » (s’organiser pour être capable d’absorber tous les flux d’innovation qui surviendront). Pour les lecteurs du grand sinologue François Jullien, c’est passer de l’efficacité telle que la conçoit l’Occident et telle que l’a exprimée Clausewitz (toujours fondée sur un exercice de la force et un recours à la fortune des armes) à une vision orientale (fondée sur la perception adéquate de la dynamique des forces en présence et recherchant à les orienter par le geste minimal) ». On retrouve ici beaucoup des idées du Lean Startup d'Eric Ries que j'ai abondamment cité dans ce blog. A noter, ce livre contient beaucoup de choses très intéressantes sur l’innovation, la R&D et la situation Française, qui sont hors de mon propos mais méritent l'attention.
  • La troisième loi est celle qui donne son nom au livre: il s'agit d'innover à l'âge de la multitude: c'est à dire avec la multitude des contributions possibles de l'innovation ouverte. Cette multitude est multiforme: c'est chaque utilisateur qui co-construit l'innovation, c'est l'ensemble des prospects, en tant que groupe social, qui peut être mobilisé, en exploitant la sagesse des foules, c'est également la multitude des partenaires possibles, en particuliers des petites entreprises innovantes telles que les startups. Parler d'open innovation conduit naturellement à la dualité plate-forme et application, dans laquelle la plateforme est la manifestation physique de la stratégie d'agrégation de valeur de la part de partenaires multiples. Ce livre est la référence (généraliste) sur le concept de plateforme et remplace avantageusement « What would Google Do » de Jeff Jarvis que j’ai souvent cité. Construire une plateforme est un art plus qu'une science, même si ce livre contient des conseils intéressants, comme ceux que l'on trouve dans le texte célèbre de Steve Yegge. Ce texte montre d'ailleurs pourquoi Google n'est pas forcément le meilleur exemple en termes de plateforme, malgré les propos de Jeff Jarvis (ici aussi, il faudrait nuancer, certaines plateformes de Google, telles que Google Map, sont de vrais exemples de ce qu'il faut faire en termes d'API). En revanche, Nicolas Colin à continué la tradition de "What would Google do ?" avec la série de conférences " les barbares attaquent " que je recommande vivement. On trouve dans le livre cette jolie citation de Mark Zuckerberg au G8 : « Nul ne peut être certain d’être toujours le plus innovant, mais il est possible de s’organiser pour attirer les innovateurs sur une plateforme ». Notons pour faire un lien avec un billet précédent sur les systèmes complexes qu'une plateforme est un objet émergent, qui se construit par jardinage ("grown, not designed").

  • On trouve une référence intéressante au "permission marketing" de Seth Godin : dans ce nouveau monde il devient abusif de continuer le marketing en mode push, et il faut passer au mode pull, c'est à dire demander au client l'autorisation de lui envoyer de l'information, ou plus. Cette idée à été fortement développée dans le live clé de Doc Searl "The Intention Economy",  je vais y revenir. C'est la déclinaison dans le monde de la relation client-fournisseur d'une des conséquences de la révolution des outils de communication dont j'ai beaucoup parlé dans le cadre de l'entreprise 2.0. les technologies de communication sont tellement efficaces et peu chères (pour celui qui veut parler) qu'il se produit une surcharge informationnelle pour celui qui reçoit. Il faut passer du push au pull, selon les principes systémiques du lean.

  • La multitude est une externalité positive ! C'est un corolaire de la troisième loi sur l'innovation ouverte.  L'auto-organisation des communautés (des clients, de détracteurs de parties prenantes, etc.) est quelque fois un défi (l’importance grandissante de la RSE est la conséquence du pouvoir grandissant des communautés qui est alimenté par la révolution numérique), mais c'est surtout une opportunité, d'où la référence aux externalités positives (lien). Il faut savoir utiliser le crowdsourcing, les communautés, etc., et cela demande du travail, de la patience et une nouvelle façon de concevoir l'entreprise (d'où cette idée de "transformation numérique"). Le livre est très riche sur ce sujet !  Il insiste à juste titre sur l'importance de l’écosystème pour que la multitude fonctionne, autrement dit, sur l'ensemble des relations d'interdépendance entre les différents acteurs, ainsi que sur les mécanismes de partage de valeurs qui sont nécessaire pour assurer la durabilité. Comme pour le développement de "plateformes 2.0", il y a deux enjeux systémiques: construire la masse critique pour que le cercle vertueux démarre (cf. La remarque sur la Loi de Metcalfe dans la section suivante) et assurer un partage de valeur suffisant pour qu'il ne s'épuise pas.
  • J'apprécie particulièrement les pages qui explique le rôle clé du design: « Nous sommes entrés dans un cycle dominé par le design, c’est-a-dire le travail, non pas sur l’apparence des choses, mais sur l’intelligence des objets et des situations, leur proposition au marché, l’expérience utilisateur, la maniabilité du complexe ». Je pense que ce dernier point est particulièrement important : le design sert à apprivoiser la complexité. Le monde numérique est également un monde d'objets (du smartphone aux objets connectés de notre quotidien), la médiation vers les services du Web est portée par un nombre grandissant d'objets qui permettent des expériences à la fois plus simples (plus naturelle) et plus riches.
  • Henri Verdier et Nicolas Colin proposent également quelques pages sur la transformation interne de l’entreprise : le numérique réduit les coûts de transaction, donc permet de repenser l’organisation: la collaboration avec des entités externes est simplifiée – ce qui est un point clé dans la métaphore plateforme/application. Le livre promeut un management radical dans la mouvance de l’entreprise libérée.
  • J'ai noté un jolie plaidoyer pour l’informatique, que je vais réutiliser dans mon rôle de président de la commission TIC de l’AdT : « Mais il faut dépasser ce mépris des élites françaises pour la technologie et lui reconnaitre au contraire toute sa dignité : l’informatique n’est pas seulement un savoir technique : c’est désormais un langage universel. C’est un savoir émancipateur. Savoir coder, aujourd’hui, est un savoir-être ».  Je reviendrai sur ce propos un autre jour, car si le vieux programmeur en moi acquiesce, le sens de « coder » est en train de changer : ce n’est plus un ordinateur qu’il faut programmer, c’est un système qui évolue constamment.  J’ai aussi relevé et apprécié : « code is law, architecture is politics ». Je le prends avec un double sens : d’une part,  l’architecture c’est de la politique au sens noble, l’organisation au service de la cité, et, d’autre part, l’architecture est au service du code et pas l’inverse (cf. mon talk à la DISIC).
  • En filigrane, sont abordés dans ce livre les concepts de transhumanisme, de robotique et de la singularité. Nous allons y revenir avec le livre de Gilles Babinet qui aborde ces sujets plus nettement. J'y ai fait quelques références voilées dans des exposés précédents et j'ai également publié un article dans la revue Conférence

2.       L’Ere Numérique
Le deuxième livre dont je vais parler est au contraire très récent. Il s’agit de "L’ère numérique – le nouvel âge de l’humanité"  de Gilles Babinet. On peut trouver de nombreuses interviews de Gilles Babinet parce que ce livre à fait un sortie remarquée. C’est amplement mérité, "l'ère numérique" est un livre incisif et "tought-provoking", qui pousse le lecteur à réfléchir sur le futur de notre société et en particulier le futur du travail. Mon compte-rendu, qui se focalise sur l'entreprise, est donc particulièrement incomplet ; en particulier je recommande la lecture des pages sur l'éducation dans une société numérique. Ceci étant dit, ce livre apporte également un éclairage intéressant à la transformation des entreprises numériques :

  • Il insiste à juste titre sur l'importance de la prédiction. Il s'agit bien entendu de prédiction à court terme. Il n'y a aucune contradiction avec l'accroissement de la complexité qui rend la prédiction à moyen ou long terme impossible (tout au moins très difficile et périlleuse). La prédiction à court terme est rendu possible par la technologie (puissance de calcul, Big Data,  techniques d'apprentissage et d'analyse statistique ...), et son efficacité et sa pertinence sont chaque jour mise en évidence par des nouvelles applications (parmi lesquelles il faut bien sur citer Google et Google Now, Amazon  ou Netflix).

  • Une contribution intéressante au débat sur les gains de productivité: en 2011 les statistiques du bureau du travail américain montrent des gains de productivité qui sont au plus haut niveau connu. Gilles Babinet utilise judicieusement la Loi de Metcalfe pour expliquer le retard entre le déploiement et l’effet. Cet effet retard est présent dans de nombreux domaines numérique, car on peut "lire la loi de Metcalfe à l'envers" : pour prendre l'exemple de l'entreprise 2.0, lorsque une solution de ESSP est déployée à 50%, on obtient seulement 25% des bénéfices. On trouve dans le livre une  Illustration passionnante de ces gains de productivité à travers l'exemple de Grameenphone, avec cette citation du CEO: « la connectivité c’est la productivité »

  • Quelques pages sont consacrées de façon classique et attendue au Crowdsourcing. Je renvoie ici le lecteur au livre référence de Surowiecki (Wisdom of crowds) et aussi au livre de Tappscott et Willams (Wikinomics).

  • Ce livre détaille plus que le précédent le sujet du Big Data, en faisant référence au « nouveau pétrole » que représentent les données. La combinaison de l’explosion des sources de données disponibles et de techniques de traitement dont les possibilités évoluent plus vite que la Loi de Moore grâce à la distribution massive changent radicalement l’activité d’analyse de donnée. Je cite : « Il n’est pas aberrant de penser que, à lui seul, le phénomène big data puisse représenter une rupture plus forte qu’a pu l’être en son temps l’avènement de l’ère industrielle ». Je recommande néanmoins de lire l’excellent livre « Big Data – A Revolution That Will Transform How We Live, Work and Think » pour mieux comprendre l’ampleur de cette révolution. Je prépare en ce moment un rapport pour l’Académie des Technologies sur les enjeux du Big Data, pour faire écho au rapport d’Anne Lauvergeon, je reviendrai sur ce thème dans quelques mois.

  • Gilles Babinet insiste sur l’importance de la relation et de sa durée dans le temps. Je le cite : «l’industrie 4.0 est donc celle qui saura se rapprocher des besoins de ses clients, afin de les accompagner quotidiennement, longtemps après leur avoir vendu un produit». Il propose l’exemple très intéressant de GE qui fournit des batteries en tant que service.

  • De façon plus approfondie que dans le livre précédent, on trouve de nombreuses réflexions sur la transformation du travail, face à l’automatisation et la robotisation, en écho au livre de Brynjolfson et McAffee.

3.       Le Choc  Numérique
Le dernier livre de ce billet est un livre collectif, également consacré à la révolution du monde numérique. il s'agit du "choc numérique " écrit collectivement par des consultants de SIA Partners sous la direction de mon ami Jean-Pierre Corniou. Ici aussi le propos est très large, mais je me concentre sur l'homéostasie digitale (un petit clin d'œil a Bertrand Duperrin) :

  • Une des première contributions du livre est de proposer une définition du numérique, un exercice assez difficile, puis de poser les douze principes fondamentaux de l'économie numérique. Le méta principe qui guide ces douze principes est le passage d'une économie matérielle, fondée sur des biens physiques (usus, fructus, abusus) à une économie immatérielle. je reviendrai dans la conclusion avec ma propre liste de principes: même si j'ai envie d'élargir la liste du "Choc numérique", j'applaudis cet effort de conceptualisation.

  • Du point de vue de l'entreprise, une des révolutions les plus fondamentales est la mise en réseau de ses parties prenantes, et en particulier de ses clients. La structure de réseau est essentielle, elle donne des clés pour interagir avec la "multitude".  Le livre souligne l'Importance du « réseau social externe » de l’entreprise : les fans, les détracteurs, … et leurs propres réseaux sociaux. Ceci est illustré avec l'Exemple de la redoute qui avec un réseau de 684000 fans fin 2011 pouvait revendiquer une audience de 22 millions de personnes (les amis des fans). Un autre exemple intéressant qui montre comment une entreprise doit travailler avec un écosystème de partenaire est celui de Nespresso qui anime un réseau de designers avec lequel il a conçu une de ses nouvelles cafetières. Ce modèle d'organisation avec une plateforme mondiale au centre et un écosystème de petites entreprises, voir de travailleurs indépendants, préfigure une des évolutions probables d'un travail et de l'entreprise.
  • Nous savons depuis Kenneth Arrow que le fondement de l'économie est la confiance (lire le livre "La fabrique de la défiance" dans laquelle on trouve cette belle définition de James Coleman: « Un individu est confiant s’il met des ressources à disposition d’une autre partie, en l’absence d’un contrat formel, en espérant en retirer des bénéfices »). C'est encore plus vrai pour l'économie numérique, ce qui est rappelé et expliqué dans ce livre. On y trouve une référence au célèbre TED talk de Rachel Botsman : « The currency of the new economy is trust ». C'est illustré avec des exemples des sites qui sont des sites de réputation autant que des sites marchands, tels que e-Bay ou AirBnB.
  • Je ne l'ai pas souligné jusque' à présent, mais on trouve dans ces trois livres une caractérisation du monde moderne en terme de complexité et de changement permanant qui est tout à fait alignée avec le thème de ce blog, en particulier la transformation de l'environnement et sa complexité croissante. "Le Choc numérique" fait référence à la Génération Flux :  un point essentiel pour les entreprises numériques puisqu'il s'agit à la fois de leurs clients et de leurs collaborateurs. La complexité et le chaos vont de pair: les clients ont appris à gérer le changement permanant et la complexité grandissante en déplaçant leurs usages et leurs attentes.
  • Impression 3D : comme je ne partage pas l’enthousiasme commun sur l’impression 3D « pour tous », je ne ferai pas le compte-rendu des quelques pages qui expriment que cette technologie va se répandre dans les maisons et changer nos vies. Je pense que cette technologie va se répandre dans les ateliers et changer nos vies, mais pas – dans les 10 ans qui viennent – sous forme de consumer products. En revanche, je souscris bien sûr au débat intéressant sur la robotisation, qui représente la partie pleine du verre sur le thème « la robotisation permet d’éviter les délocalisations ». J'aurai l'occasion d'y revenir, car je suis également sensible à la vision plus sombre (le verre vide) qui voit à terme une disparition progressive du travail tel que nous le connaissons (un point de vue qui est bien éclairé par le livre de Gilles Babinet, cf. plus haut).
  • Ce livre parle bien sur de Big Data : l'accent y est porté sur l’analyse « classique » des 3V (volume, variété, vitesse), avec un focus particulier sur l’internet des objets et la multiplication des capteurs.  Comme dans le livre précèdent, les auteurs insistent sur l'importance de ce "nouveau domaine" pour les entreprises ... je ne peux qu’être d’accord avec cette analyse, mais je pense même que le sujet est de plus grande ampleur que ce qui est écrit ici. Le Big Data est plus que des gros volumes de données ou des nouvelles formes de données (même si c'est bien sur aussi cela), c'est la combinaison de machine learning (méthodes d'apprentissage), d'une démarche expérimentale dans laquelle la sérendipité devient un principe directeur (avec par conséquent des processus itératifs et des méthodes de type agile et enfin des algorithmes et données massivement distribués. C'est à la fois un domaine industriel avec des applications spectaculaires et un domaine scientifique avec des questions difficiles. Pour les entreprises, c'est une autre façon de travailler, et si elles ne la maîtrisent pas, elles risquent de se faire surprendre par l'attaque des barbares. "Le Choc Numérique" traite également du Big data et de la CNIL : il porte un plaidoyer pour que la France ne soit pas en retard. Je cite:« si nous ne faisons pas ce pari, d’autres le feront pour nous et notre pays restera bloqué sur un modèle de société certes très efficace au début du XXe siècle quand la France détenait plus de 30% de la richesse mondiale, mais qui est totalement inadapté à notre monde actuel ».
  • Le 6eme chapitre sur l’e-management commence par une référence à Peter Senge (The Fifth Discipline) à laquelle j’adhère avec enthousiasme, puisque l’apprentissage collectif et continu est une nécessité de l’entreprise numérique.  Si je peux me permettre une remarque pédante, c'est une signature de cette homéostasie avec un environnement qui se renouvelle et se complexifie de façon continue. L'entreprise 3.0, tout comme la lean software factory, sont résolument placées sous le signe de l'apprentissage collectif. J'ai beaucoup apprécié les discussions sur la notion d'échelle avec une belle référence à Air France qui explique que les outils de communication numérique n'abolissent pas les seuils de tailles critiques, et qu'il faut toujours tenir compte du nombre de Dunbar. Les exemples concrets sont parmi les éléments les plus intéressants du livre. On trouve une référence détaillé et intéressante à Lippi. Lippi est un exemple d'entreprise libérée, tout comme Favi, chère à Isaac Getz. La motivation intrinsèque, l'autonomie et le travail collaboratif y sont des valeurs essentielles. De la même façon, l’exemple détaillé de Corning est également très intéressant, pour d'autres raisons. C'est une belle illustration du potentiel de situation cher à François Jullien.
  • Une des contributions les plus visibles du livre est la notion de cerveau d’œuvre et d’iconomie (économie de l’innovation et du numérique). Le livre s’appuie sur les travaux du Xerfi pour caractériser cette iconomie (collaborative, itérative et expérimentale, organisée autour de plateformes, animée par des réseaux et des communautés, avec une capacité de personnalisation de masse, etc.) et propose de remplacer la main d’œuvre par le cerveau d’œuvre. cette idée de cerveau d’œuvre nous rappelle la philosophie de Toyota: l'entreprise a besoin du cerveau de chacun. Je me retrouve bien dans la description de l’iconomie, mais j’ai une petite réserve sur "l’hypertrophie du cerveau". Le travail de demain, qui est bien difficile à définir dans un monde de robot et de logiciels intelligents, fait appel à l'ensemble de nos capacités, notre cerveau mais aussi nos émotions, notre empathie, l'ensemble de notre corps qui est un merveilleux outil de perception et de communication (c'est une petite différence, mais qui pourrait devenir significative dans les décennies qui vont suivre).
  • Le livre se termine avec quelques pages sur l’importance de l’open source, à la fois en tant que ressource et que modèle, un sujet qui mériterait un développement plus long que je réserve à un prochain billet. Le monde numérique est irrémédiablement lié au monde du logiciel : une bonne stratégie numérique passe par une stratégie logicielle (quelque soit son ambition, d’une simple application à une plateforme ouverte). Comprendre les principes de l’open source est devenu indispensable pour construire une stratégie numérique.

4.       Conclusion

Ce billet est déjà très long, je vais néanmoins le conclure par une  synthèse personnelle inspirée par la lecture du livre « Le choc numérique ». Je vous propose ici mes sept principes de « l’Entreprise numérique ». Le choix de sept principes est éminemment personnel et subjectif. Il me semble que l'on peut dériver la plupart des concepts clés de transformation numérique à partir de ces principes (j'applique un méta-principe d'économie, un petit coup de rasoir d'Ockham, mais la capacité à dériver une idée à partir d'une autre est un exercice personnel). Mon objectif principal est de faire évoluer cette liste à partir des critiques que je ne manquerai pas de recevoir.

(1)   Le client est l’architecte de sa propre expérience
Nous sommes passés des produits aux services, puis des services aux expériences. L'expérience est un concept unificateur, qui englobe le contenu, le où les objets qui matérialise le service et le contexte. L'expérience est forcément personnelle, « quand et où je veux », le "où" étant physique et numérique. L'expérience laisse le contrôle au client, c'est la meilleure forme de personnalisation, lire le livre "The Future of Competition – co-Creating Unique Value with Customers" pour comprendre à quel point cette petite affirmation révolutionne l'organisation des entreprises (et de leur système d’information).



(2) La révolution Numérique se matérialise par des objets, à commencer par le Smartphone. 

Parce qu'il combine la puissance d'un ordonnateur de plus en plus performant, la richesse d'une interface tactile et un lien permanent de plus en plus rapide avec le cloud, le Smartphone transforme radicalement nos vies et l'empreinte de la révolution numérique. A côté des smartphones et autres tablettes, ce sont tous les objets qui deviennent connectés et augmentent de la sorte l'étendue et la richesse de nos vies numériques. Le design, dans le sens complet de design d'expérience, devient une compétence fondamentale des entreprises numériques, tout comme la « culture produit ».



(3)   Tout action/produit/service immatériel a ou aura une déclinaison dans le monde numérique. C’est le cœur des principes du « Choc numérique » (décliné sur les conseils, transactions, paiements etc.). Ce mouvement est inéluctable à cause de la baisse constante des couts et des progrès des technologies. La baisse des coûts est en soit révolutionnaire pour les entreprises (elle permet l’attaque des barbares) mais également pour les clients. C'est la promesse de rendre de la valeur au client (une promesse fondamentale de l'économie numérique) et encore plus de lui rendre du temps utile.



(4)   L'attention du client est une ressource rare qu'il faut mériter en lui apportant de la valeur dans une perspective de conversation. Depuis "The Cluetrain Manifesto", nous savons que les marchés sont des conversations. La conversation suppose l'écoute, il s'agit de co-construire avec le client les produits et services que celui-ci assemble pour produire ses expériences. Le boom du modèle freemium illustre cette première phase non-marchande, mais riche en valeur, de la conversation. Toute interaction humaine avec la marque s’inscrit dans une relation -  personnelle, empathique, émotionnelle -  et doit « dépasser les attentes du client », sinon une forme numérique est suffisante !



(5) Respecter le client implique de reconnaitre ses communautés et son droit à l’expression collective. Le client et le prospect ne sont pas isolés, ils font partie de réseaux de communautés et disposent d'une information en temps réel, souvent supérieure à celle de l'entreprise sur ses propres produits et services. La dimension sociale fait partie de l'ensemble du cycle de vie de l'expérience, depuis l'intention jusqu'au feed-back. Les entreprises ont un devoir d’écoute des entreprises sur les communautés qui se forment autour de ses produits.



(6)  Le client aspire à une expérience innovante et ouverte dans le respect de sa vie privée. Cet appétit constant de nouveautés et d'innovation exige une stratégie de plateforme et d'innovation ouverte, qui génère de nouveaux business modèles. L'entreprise doit gérer la dualité entre l'ouverture   (par exemple des API qui enrichissent sa plateforme) et le respect de la vie privée, en partant du principe que le client est propriétaire de ses données. Cette tension est créatrice de valeur : l’utilisation de données d’usage personnelle est légitime si elle est acceptée, révocable et rémunérée.



(7)  l'économie numérique est une économie de l'intention: il faut s'appuyer sur les traces numériques pour comprendre les besoins des clients, au bon moment. Pour reprendre les termes de Doc Searls, il faut passer du « push au pull », lorsque les transactions sont des épiphénomènes des conversations qui s’inscrivent dans des relations. Cette perspective s’appuie de manière fondamentale sur la confiance (qui est donc le premier capital de l’économie numérique), par exemple dans la collecte de données.


6 commentaires:

  1. Salut Yves,

    Et merci pour ces articles très éclairants.
    Celui-ci me suggère quelques remarques.
    1/ peut-on suggérer aux business schools nationales d'ajouter une lecture - puis rumination - du Lao zi et du Zuang zi. Le Yi Jing, avec l'utilisation explicite de l'aléatoire, comme la majorité des méthodes d'optimisation combinatoire, serait probablement un bon complément à notre fond cathésien.
    2/ le modèle de l'entreprise numérique que tu présentes, adresse peu celui de l'organisation interne de l'entreprise, et en particulier celui de la capacité d'auto-organisation de la multitude - concept introduit par Toni Negri - interne à l'entreprise. Mon penchant libertaire et ma longue expérience m'incite à penser qu'il est maintenant possible de supprimer une large partie du management, non pas en décrétant un tassement de l'échelle reliant les Makers aux Directeurs, mais en proposant des modèles permettant au groupe de s'organiser et remplaçant le chef par un porte-parole, lorsque qu'il est nécessaire. Ce changement d'organisation interpelle également la réévaluation du partage interne de la valeur produite. Il me semble que les penseurs de l'entreprise numérique font l'impasse sur cet aspect, peut-être un point aveugle lié à leurs positions souvent dominante.

    3/ As-tu considéré d'articuler l'autopoïèse à l'homéostasie, je serais curieux.

    Patrick.

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    1. Merci pour ce feedback positif :)
      1: oui :) - il faut commencer par François Jullien, puis Anne Chang ...
      2: oui ! j'ai fait un choix éditorial ... donc je n'ai pas beaucoup parlé d'organisation. Voir mon talk à Dauphine : http://fr.slideshare.net/ycaseau1/lean-entreprisetwodotzerodauphinefev2014
      qui dit plus de choses sur ce sujet ... ou mon bouquin.Je vais aller regarder Toni Negri ! ma référence étant Clay Shirky, agrémenté de quelques auteurs du monde systémique.
      3: j'ai découvert l'autopoïese avec Richard Collin ...et la lecture de Varella. Je n'ai pas assez réfléchi pour répondre. Il y a une articulation évidente (parmi les différents mécanisme d'homéostasie sur le moyen/long terme, l'autopoiëse a clairement sa place. La question est : est-ce que c'est la forme dominante d'adaptation dans un monde complexe ?
      Yves

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  2. Bonjour Yves,
    Je conseille la lecture de cet article qui donne une place méritée aux enjeux liés à l'économie de l'intention et au VRM.
    Dernier sujet auquel j'ai consacré un groupe sur linkedin: http://www.linkedin.com/groups/Projet-VRM-France-Vendor-Relationship-7430618?trk=my_groups-b-grp-v
    Bon we,
    Damien

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    1. Bonjour Damien et merci pour le lien sur le groupe. J'ai découvert le VRM avec Doc Searl :)

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  3. Bonsoir Yves,
    Merci pour ce billet qui m’incite à rajouter trois ouvrages de plus dans ma rubrique « A_LIRE » …
    Je souhaitais apporter ma sensibilité concernant le rôle de bâtisseur joué par le client que je perçois comme prépondérant, je m’explique :
    Deux exemples me viennent à l'esprit concernant la perception à travers le prisme du client (il me semble par ailleurs que la catégorisation de cet acteur dans la rubrique client est fortement restrictive) :
    Il s’agit de deux expériences originales, distinctes mais qui possèdent des similitudes :
    1/ Une expérience collaborative de traduction animé par Pierre Mercklé http://pierremerckle.fr/2014/02/a-propos-de-barnes/?utm_source=feedburner&utm_medium=email&utm_campaign=Feed%3A+pierremerckle+%28pierremerckle.fr%29
    2/ Le robot Poppy présenté au Salon Innorobo hier (18/03/2014) à Lyon, dont les pièces sont fabriquées avec une imprimante 3D et dont le logiciel est open source
    A - Le cadre
    Il existe un cadre strict : dans 1/ un texte à traduire et dans 2/ des plans de robot avec un logiciel associé)
    Ce cadre, tel un Tour de potier permet toutes les fantaisies possibles avec une barrière de sécurité qui est constituée de toutes les paires de mains de la communauté qui assurent la stabilité de l’ensemble
    B - Les motivations
    Les motivations du client / utilisateur sont stimulées avec en particulier :
    Le désir de participer à une expérience communautaire nouvelle et originale quand bien même celle-ci est limitée dans le temps (pour le cas n° 1)
    La fierté, l’enthousiasme de co-construire quelque chose qui le dépasse par le fait de la superposition d’idées issues de sources dont les origines éloignées peuvent amener des assemblages inattendus et innovants
    Il me semblait intéressant de souligner que le cadre donné par l’entreprise doit analyser cet aspect motivation du client afin susciter au mieux l’envie de ce dernier à faire usage de ses produits et services.

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    1. Bonjour Dominique,
      oui le rôle du client comme un co-constructeur de plus en plus actif mérite d'être souligné (Waze étant un exemple lourd :) ... en dollars).
      Je suis frappé par le fait, néanmoins, que c'est difficile pour les entreprises de "faire de la place pour le client" dans le processus de création et de design de services :) Ce que Prahalad et Ramaswami avaient déjà noté dans leur livre précurseur !

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