lundi, juin 30, 2014

Un réseau d’équipes a-t-il besoins de managers ?



Le court billet de ce jour est un complément au message précédent  dans lequel j’avais conclu que la meilleure organisation scalable face à la complexité est un réseau d’équipes. Pour être un peu plus précis, je pourrais dire que nous avions terminé la réflexion précédente avec les conclusions suivantes :
  • L’unité de travail est une équipe autonome de petite taille
  • L’organisation s’appuie sur l’auto-organisation des équipes en réseau, autour d’une finalité commune
  • Le réseau se construit avec une structure « multi-échelle », dans lesquelles des équipes jouent un rôle de connecteur à différents niveaux d’abstraction dans une vision système/sous-système.
Aujourd’hui je vais me poser la question du rôle, ou du besoin, de managers dans une telle organisation distribuée d’équipes. Cette réflexion s’inscrit dans le thème à la mode de la « fin du management » que j’ai déjà abordé dans mon billet « Sociocratie : la fin du management » et plus généralement sur le « futur du management ». Sans répondre à la question posée dans le titre, je vais éclairer le débat (ma position sur le besoin de managers, mais d’un type différent, est une constante de ce blog) avec trois contributions.

1.      Le besoin d’émissaires dans un réseau d’équipes


Le point de départ de ma réflexion ici est la constatation, énoncée maintes fois, que la complexité empêche de décomposer les prises de décisions. Ceci peut se formuler de différentes façons :
  • Dans une décision lié à un sujet complexe (au sens précédent, de la richesse des interactions entre les parties prenantes), l’ensemble du contexte de chaque partie prenante doit être représenté, et une abstraction (e.g., une page Powerpoint dans notre culture d’entreprise du 20e siècle) ne suffit pas.
  • Le besoin de décisions conduit à un nombre croissant de réunions, avec un nombre croissant de participant si l’on ne prend garde à la structure du réseau.
  • La quantité d’information nécessaire pour une décision augmente, cf. Mintzberg : It is too common to witness people being blamed for failures that can be traced to their inadequate access to the information necessary to perform their delegated task »

Cette constatation conduit au besoin, pour les équipes, de pouvoir se faire représenter par des émissaires, que j’aurai tendance à qualifier de « proxys » dans mon jargon d’informaticien. Le rôle de l’émissaire est d’en dire peu et d’en savoir beaucoup. C’est le nœud gordien de la complexité, il faut trancher la complexité entre le besoin paradoxal d’ :

  • Un échange de peu d’information pour des décisions rapides (éviter l’accumulation de contexte, qui crée la confusion)
  • Un échange qui tienne compte de la richesse des contextes.
L’échange qui réalise ce compromis est un échange dynamique (miroir de la complexité) qui ne peut pas être pré-orchestré. C’est le rôle de l’émissaire : participer à cette émergence rapide, en ayant a sa disposition l’ensemble du contexte (il faut des émissaires compétents) mais en restant synthétique dans son expression (une qualité fort appréciée par nos anciens et qui semble se perdre). Le fait que le processus de prise de décision soit le miroir de la complexité de la situation explique pourquoi la méthode du siècle dernier, dans laquelle le « grand chef » demande à chaque partie prenante une synthèse sur un A4, ne fonctionne plus.

Il y a une dizaine d’années, j’avais remarqué que la fonction de DSI « crée le talent ». Le rôle de DSI est associé à une position extraordinaire au carrefour de multiples flux d’information de l’entreprise. Celui qui se trouve à ce carrefour construit rapidement un « contexte » qui est à la fois un avantage (dans le sens de la formation de ses compétences) et un handicap (dans le sens expliqué par Mintzberg dans « Managing » : ce contexte ne se délègue pas, et donc la délégation du rôle est souvent non efficace). Les rôles de proxys d’une équipe ou d’une organisation sont des rôles émergents : dès qu’on les décide, ils sont construit et structurés par les flux d’information qui se mettent à les irriguer.

Ce rôle d’émissaire n’est pas nécessairement un rôle de « manager », cela peut être un rôle de représentation au sens du « secrétaire général ». Mais l’expérience montre que beaucoup de décisions supposent une capacité à accepter des compromis qui est de facto une position de pouvoir sur l’équipe ou l’organisation représentée par l’émissaire. Ce rôle pourrait également être pris comme un rôle « tournant » (un émissaire désigné par l’équipe) mais on se heurte à l’observation précédente : la coordination est plus efficace si l’on profite de l’émergence des compétences liée à la pérennité de la position au sein des « carrefours d’information ».

2.       Le besoin d’incarnation des rôles


Dans notre micro-introduction sur l’organisation « réseau dynamique d’équipe scalable face à la complexité », nous avons introduit implicitement plusieurs rôles :
  •  Définir une vision/ stratégie : il faut construire cette finalité qui est distribuée / partagée et comprise par tous.
  • Synchroniser et orchestrer : dès lors que le réseau comporte de nombreuses équipes, cette fonction apparait, puisque l’auto-organisation de la petite équipe qui s’appuie sur les liens forts n’est plus scalable. Il est possible d’appliquer certaines bonnes pratiques, telles que le management visuel, à différentes échelles d’abstraction, mais les modes de synchronisation sont différents.
  • Emissaire : représenter son équipe au sein d’une autre équipe (ce que nous venons de discuter) avec une vraie capacité à s’engager au nom de l’équipe dans la recherche de solution à des problèmes complexes.
La thèse de cette deuxième section est que les organisations fonctionnent mieux si ces rôles sont incarnés, c'est-à-dire confié à une personne, qui est identifiée au rôle. Il y a trois autres solutions :
  1. Le rôle est représenté par un document, un artefact (e.g., un wiki), un totem.
  2. Le rôle est représenté par une position (élue/désignée/…) qui change fréquemment.
  3.  Le rôle est représenté par un comité.
La section précédente a montré, en suivant les pas de Mintzberg, qu’il y a un avantage à l’incarnation du point de vue de la gestion des flux d’informations et des contextes (par rapport aux solutions 1 et 2). Ce que la psychologie et l’étude des comportements nous enseigne, c’est que nous sommes câblés pour suivre une personne, en fonction de l’empathie, des émotions, de la capacité à s’identifier.  C’est un sujet de débat avec mes lecteurs férus de sociocratie, mais mes trente ans dans l’entreprise coïncident avec les enseignements de l’éthologie. Il y a une force primaire et instinctive dans l’incarnation des rôles, et on la retrouve dans toutes les « success stories » des dernières décennies. Pour être caricatural, je dirai que l’entreprise du 21e siècle n’a pas besoin que de collaboration et de consensus, elle a « besoin de tripes ».

Je ne fais ici qu’effleurer le sujet de la réalité psychologique de la fonction de management. Je renvoie le lecteur à l’ouvrage de référence de Bolman et Deal, « Reframing Organizations », dans lequel l’organisation est analysée sur quatre plans : structure, politique, humain et symbolique. La spécificité de ce blog est d’analyser la dimension structurelle, parce que mes outils et mon expérience me donne une petite légitimité, mais les trois autres dimensions sont absolument fondamentales pour comprendre les organisations. Ces trois autres dimensions pointent de façon commune au besoin d’incarnation des rôles dans une organisation, en particulier les rôles de leadership (vision) et les rôles d’orchestration (alignement et cadencement).

Je conclus de ces observations qu’il existe bien des rôles de « managers » dans cette « nouvelle forme d’organisation en réseau ». Ceci ne signifie pas que je viens de ré-inventer le rôle du manager hiérarchique ! Je vous renvoie au billet sur l’Entreprise 3.0 dans lequel je détaille ce que pourrait être le « nouveau rôle de manager » (ou au dernier chapitre de mon livre). Nous avons vu dans le message précédent que  cette  « nouvelle organisation » est construite sur l’autonomie des équipes, l’écoute du client, la factualisation des décisions et sur le développement permanent des compétences. Ceci dessine un profil de manager :  jardinier (de l’émergence : au service des conditions de succès de l’équipe), à l’écoute, coach (du kaizen) et mentor (de l’apprentissage).

3.      Réseaux plats et scalables


Je vais terminer par un des sujets favoris de ce blog : l’aplatissement des structures de décision. Je commence par le principe suivant : la bonne longueur d’un chaine de décision est deux, trois tout au plus et sous réserve. La chaîne dont je parle est celle qui va de celui qui connait le problème à résoudre à celui qui va prendre la décision, ou, de celui qui exprime le besoin à celui qui va construire la solution. Dans le premier cas, le « pouvoir » est en fin de chaine, dans le second cas, il est au début de la chaîne, mais cela ne change rien à ce qui va suivre. Tout ce que je viens de raconter sur la complexité et la difficulté à transporter les contextes signifie que chaque intermédiaire est un intermédiaire de trop pour prendre la bonne décision. Le cas de la chaîne de longueur 3 est particulier parce qu’il vérifie la condition suivante : « dans toute conversation, il y a au moins une personne compétente sur une partie du problème ». De façon moins cynique, dans une chaine à trois, le maillon intermédiaire est exposé de façon directe aux deux contextes (celui du besoin et celui de la réalisation), ce qui évite d’inventer des besoins et des réalisations incohérentes. Le bon intermédiaire (pour faire le parallèle avec le bon émissaire) est celui qui pratique le « selfLean » et qui sait s’effacer.




En fait ce que je viens de dire s’exprime de façon plus simple : il faut être quatre pour bloquer solidement un processus de décision et prendre des décisions absurdes.  Dès que la chaine contient quatre personnes (ou plus) dans le processus de décision, la condition précédente n’est plus vérifiée : il existe des conversations (délicieuses, pour l’observateur) entre des personnes qui ne comprennent réellement ni le besoin ni la solution.  L’existence de telles situations est un symptôme de la complexité (dans un monde compliqué mais linéaire, la cascade hiérarchique du contrôle-commande fonctionne). L’exemple classique d’une chaine de longueur quatre est le pattern « client / MOA / MOE / développement » (maitrise d’ouvrage, maitrise d’œuvre – dans certaines entreprises, « maitrise d’ouvrage » désigne le client et on parle de A(ssistance) MOA ou MOAD(éléguée)). C’est pour cela que les méthodes agiles ont été inventées, pour mettre le développeur en face du client, dès que la situation est complexe (dès qu’il existe un humain utilisateur, par exemple). Mais la collection de blocages de longueur 4 que j’ai pu observer en dix ans dépasse très largement le cadre informatique.

Il existe une contradiction entre les deux affirmations que nous avons faites au sujet de l’organisation scalable. Même si le diamètre (le nom technique donné à la longueur maximale d’une chaine dans un réseau) augmente faiblement dans une organisation « scale-free », elle dépasse 3. Il est donc nécessaire de combiner à l’organisation en réseaux la modularité de la délégation, c’est-à-dire organiser le réseau d’équipe de façon modulaire, précisément pour que la quasi-totalité des chaines de décision soient de longueur inférieure à trois. Ceci n’est pas un sujet d’architecture d’organisation, mais un sujet d’architecture métier (entrerprise architecture), qui dépasse le cadre de ce billet ( et en plus, c’est bien compliqué et je n’ai pas la solution :)). Plus concrètement, cela signifie une forte culture de la délégation ! On retrouve d’une autre façon ce que j’ai « démontré » dans un billet précédent : dans un monde complexe, il faut plus de délégation. Non seulement les équipes sont autonomes et capables de prendre la majorité des décisions, mais pour les décisions qui exigent plusieurs parties prenantes, il y a suffisamment de délégation pour que les équipes et émissaires nécessaires soient une distance de un ou deux.

Je conclurai par un clin d’œil à mes camarades architectes : la bonne architecture d’entreprise modulaire est celle qui supporte la distribution des décisions et la délégation des responsabilités. Ce qui conduit à faire des produits et services « as simple as possible but no simpler », ce qu’Apple et Google ont bien compris.