samedi, mars 31, 2018

L'entreprise face à la complexité : de la prévision au jeu



1. Introduction


Le billet de ce jour est la suite du précédent sur le sujet de la prévision et l’utilisation des méthodes quantitatives dans un monde incertain. C’est un sujet qui me tient doublement à cœur et dont je traite souvent dans ce blog, soit sous l’angle du nécessaire changement dans les méthodes de management et de pilotage des entreprises – par exemple sous le vocable de l’Entreprise 3.0 – et sous l’angle des méthodes d’aide à la décision dans un monde incertain et complexe – c’est le thème de l’approche GTES (Game-Theoretical Evolutionary Simulation).

Ce billet s’inscrit également dans une ligne de pensée inspirée par Nassim Taleb, que je cite très souvent, presque autant que François Jullien. Tout ce qui va suivre est évidemment fortement inspiré de la trilogie « Fooled by Randomness », « The Black Swan » et « Antifragile ». La figure ci-dessous représente le dilemme qui formait la base de mon intervention il y a quelques mois lors des 50 ans d’INRIA, et qui correspond à la question suivante : une fois que l’on a compris en écoutant Nassim Taleb qu’il existe deux mondes – le monde linéaire et prévisible et le monde complexe et non linéaire, imprévisible – que se passe-t-il à la frontière ? Comment aborder des situations – les plus communes – qui sont un mélange de caractéristiques structurées/linéaires/stables et complexes/incertaines ?



J’ai lu avec un très grand plaisir le livre de Philippe Silberzahn, « Bienvenue en incertitude », qui est comme moi un lecteur et un admirateur de Nassim Taleb.  Ce livre détaille toutes les conséquences de la pensée de Nassim Taleb pour le pilotage et management des entreprises. On pourrait le décrire comme un manifeste « contre le prévision » et pour une nouvelle façon de vivre avec l’incertitude. Il se trouve que je lisais en parallèle le livre de Josh Sullivan et Angela Zutavern, « The Mathematical Corporation – Where Machine Intelligence and Human Ingenuity Achieve the Impossible», qui est à l’opposé un manifeste pour l’utilisation de nouveaux outils et nouvelles méthodes quantitatives face à la complexité et l’incertitude. Là où le premier livre se situe sur la partie droite du dessin, à côté du cygne noir, le second se situe sur la partie gauche. Cette double lecture illustre donc parfaitement bien le dilemme : « les méthodes de prévision ont-elles leur place dans un monde incertain ? »

Le plan de ce billet est on-ne-peut-plus canonique : thèse / antithèse / synthèse. La thèse sera énoncée par le livre « Bienvenue en incertitude ». Dans un monde incertain et complexe, il faut « changer de logiciel » et abandonner la prévision et le plan stratégique au profit de l’effectuation et de la construction d’un potentiel de situation. On reconnait ici le clin d’œil à mes héros François Jullien et Nassim Taleb. L’antithèse sera fournie par « The Mathematical Corporation », avec de multiples exemples qui montrent l’avantage compétitif que tirent certaines entreprises de l’utilisation massive de leurs données couplées avec des algorithmes d’apprentissage et d’intelligence artificielle. On pourrait bien sur convoquer ici les succès des Facebook, Google ou Critéo, ou encore faire référence au rapport de l’Académie des technologies sur le Big Data. En clin d’œil à Nassim Taleb, j’ai du « skin in the game » de ce côté de l’argument, étant donné ce à quoi je passe mes journées. Je conclurai donc avec une brève synthèse qui va tenter de dénouer cette apparente contradiction. Sans surprise, je rejoindrai les conclusions du billet précédent.

2. La fin de la prévision ?


J’ai eu le plaisir de discuter et travailler avec Philippe Silberzahn plusieurs fois, lorsque je travaillais pour AXA. Il m’a beaucoup appris sur l’effectuation, un sujet sur lequel il a écrit
un livre que j’ai commenté dans ce blog. Son livre « Bienvenue en incertitude » est un livre passionnant, remarquablement écrit et fort érudit. Selon mon habitude, je ne relève ici qu’une dizaine d’idées clés mais je ne suis aucunement exhaustif.

  1. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle où la prévision structurée à long terme devient impossible. Ce livre contient de nombreux exemples, souvent réjouissants, de prévision erronées, à la fois dans le résultat mais surtout dans la fausse confiance des auteurs de la prévision. En particulier, les exemples tirés de l’industrie pétrolière sont particulièrement édifiants « Autrement dit, le CFA a une influence considérable sur la façon dont la finance mondiale fonctionne. Et pourtant, dans l’un de ses manuels de formation, on peut lire : « L’industrie pétrolière se caractérise par un haut niveau de prévisibilité ». Philippe Silberzahn arrive rapidement à nous convaincre que « Les erreurs sont massives, c’est l’échelle-même de ces prédictions qui est fausse à un point qu’elles en deviennent absurdes ». Bien sûr, certains domaines se prêtent à prévision « Il existe naturellement des domaines où la prédiction sur base d’apprentissage fonctionne. C’est par exemple le cas en médecine avec les crises cardiaques », mais de façon générale, « Le facteur nouveauté introduit donc une incertitude fondamentale dans l’environnement qui rend celui-ci complétement imprédictible ».
  2. Une des causes racines de cette impossibilité à prévoir est la complexité croissante du monde, en particulier de ce que nous cherchons à prévoir. On trouve dans ce livre un rappel de la différence fondamentale entre complexe et compliqué, et les raisons qui font que le monde évolue vers une complexité croissante (je vous renvoie, modestement ou non, à mon propre livre). La nature complexe des systèmes qui nous entourent les rendent hors d’atteinte de nos méthodes de prévisions : « Il en va de même de la plupart des systèmes humains au sein desquels nous évoluons. Comme l’observe Nassim Taleb, le changement profond de nos environnements se fait par sauts et bonds, et non par modification progressive ». Malheureusement, nous avons tous hérité d’un logiciel d’analyse Cartésien ou « grec au sens de Jullien » qui nous pousse à utiliser la décomposition réductionniste : « Mais le mot analyse n’est pas neutre. Il vient du grec analusis qui signifie décomposition d’une chose en ses éléments, d’un tout en ses parties. L’analyse procède d’une approche réductionniste : elle vise à comprendre un objet en le décomposant en ses constituants». Pour plus de détail sur cette idée essentielle, je vous renvoie à ce billet sur quelques caractéristiques des systèmes complexes, dont leur non prédictibilité, avec la référence naturelle à Nassim Taleb.

  3. Le fait de s’appuyer sur les données n’est pas un remède à l’impossibilité de prévoir, d’autant plus que nous sommes toujours sous l’emprise du « narrative fallacy ». Non seulement les données du passé ne permettent pas de prévoir le futur dans un système complexe – depuis le célèbre « butterfly effect » des systèmes chaotiques jusqu’aux amplifications non-linéaires des boucles de renforcement, mais les données du passé nous apparaissent souvent comme différente de la réalité qu’elle décrivent ! C’est le point génial du premier libre de Taleb, « Fooled by randomness », nous lisons les données en les filtrant par les histoires que nous nous racontons. Comme l’écrit Philippe Silberzahn, « Les faits qui remettent en question des croyances de base – et de ce fait menacent la vie et l’estime de soi des gens – ne sont tout simplement pas absorbés ». De plus, comme il le souligne également, « Ce qui est important n’est pas forcément quantifiable » (contrairement à la fausse idée que ce qui ce ne se mesure pas n’existe pas – le 21e siècle n’est plus le siècle du positivisme).

  4. Il faut apprendre à vivre sans l’outil à tout faire de la prévision, repenser sa vision du pilotage et du management. Il est temps de revisite le célèbre « gouverner, c’est prévoir » : « Les théories dominantes de la décision reposent sur la prédiction en vertu du principe « il faut prévoir pour savoir, et il faut savoir pour agir » pour le transformer en « gouverner, c’est anticiper » : « Ne pas prévoir ne veut pas dire ne pas anticiper, il faut passer de la prévision au jeu, pour construire ses capacités de réactions à des événements imprévisibles ». Ce livre contient de nombreux exemples qui démontre que si la prévision est impossible, l’anticipation est nécessaire, et il convient de continuer à scruter le futur, d’une façon différente. Comme le remarquait Nassim Taleb, on ne peut pas prévoir l’occurrence des cygnes noirs, mais on peut évaluer les impacts possibles. C’est tout le principe des plans de fiabilisation et de « disaster recovery ». Philippe Silberzahn cite un exemple édifiant d’un petit incident de production qui se transforme en désastre pour une entreprise :  « Quand un simple câble ruine vingt ans de stratégie, c’est que le câble est stratégique, ou aurait dû l’être. Ce câble n’ajoute peut-être pas de valeur, pour parler comme les consultants, mais il peut en détruire énormément s’il est mal géré. ». Anticiper sans prévoir est un changement radical de posture managériale puisque tout nos processus de gouvernance hérite de la tradition de la planification :  « C’est sur elle que reposent les processus les plus importants : le processus budgétaire, celui d’allocation de ressources, les plans commerciaux, les plans d’affaire, le développement des produits. Le paradigme prédictif imprègne de manière intime la totalité du fonctionnement d’une organisation moderne jusqu’à sa culture. ». Cela conduit l’auteur à écrire que le besoin de prévision est une idéologie et à citer François Dupuy : « Quelle que soit l’incertitude du monde, on demande toujours à un dirigeant d’avoir une ‘stratégie claire’, non pas parce qu’elle est juste, mais parce qu’elle sécurise tous ceux que l’imprévisibilité de l’avenir angoisse ».


  5. Il faut développer son « potentiel de situation » plutôt que de continuer à construire des plans stratégiques. Pour reprendre les termes de François Jullien, il s’agit de perdre une part « grecque » de notre logiciel et d’acquérir des éléments de sagesse « chinoise ». L’auteur nous propose d’investir en préparation et pas en prédiction. Cette anticipation est essentielle car la réactivité ne suffit pas. La réactivité permet de valoriser le potentiel de situation, dans un temps court, mais la construction du potentiel relève du temps long. Autrement dit, l’agilité chère aux organisations modernes ne suffit pas : « Bien sûr l’agilité est utile dans un environnement qui change ; la plupart des grandes organisations font preuve de lourdeur pachydermique : la moindre initiative nécessite 200 slides Powerpoint et 27 réunions, mais elle a des limites ». La notion de préparation passe également par les jeux (sérieux) et les exercices, mais il faut aller plus loin que de construire des scénarios, il faut pratiquer : « Les scénarios trouvent cependant rapidement leurs limites : ils sont souvent basés sur l’évolution d’une ou deux variables seulement, sans quoi la complexité devient telle que l’ensemble n’est plus gérable ». Notons que c’est précisément ce type de remarque qui fonde l’approche GTES pour explorer un espace beaucoup plus vaste de combinaisons, tout en capturant cette autre remarque essentielle de Philippe Silberzahn : « Le système n’évolue pas seulement de lui-même, mais en fonction de comment les acteurs pensent qu’il va évoluer ».

  6. Philippe Silberzahn propose quatre attitudes face à l’incertitude et met à l’honneur l’effectuation, dans la lignée de son livre précédent. Dans une matrice à quatre cases du plus bel effet, il propose : le plan lorsqu’il est à la fois possible de prédire et contrôler, l’adaptation lorsque la prédiction est difficile mais le contrôle possible, la vision lorsque la prévision est possible mais le contrôle difficile et la transformation lorsque les deux sont difficiles. C’est dans cette quatrième case que s’inscrit l’effectuation : faire avec ce que l’on a pour être un acteur transformant de son futur. Le pragmatisme de l’effectuation s’oppose au contrôle qui voudrait réaliser les conditions de départ d’un plan, d’un projet, d’une innovation. On fait avec ce que l’on a, avec le monde tel qu’il est. La deuxième idée fondamentale de l’effectuation est qu’on construit le futur (modestement, sur un territoire donné) au lieu de le prévoir. Je vous recommande chaleureusement de lire soigneusement ces pages du livre, c’est à la fois très élégant et très profond. Cette analyse permet de comprendre parfaitement la différence entre un projet classique de système d’information et un projet digital. Dans un monde sans prévision, il reste une division profonde entre l’approche adaptative de la transformation et la pure adaptabilité.

  7. Au regard des principes de l’effectuation, ce livre propose un certain nombre de critiques à l’attention de l’approche « Lean Startup ». Philippe Silberzahn est connu pour ses prises de position critiques à l’égard du Lean Startup, par exemple chez GE. Ce livre permet de mieux comprendre ces réticences, à la lumière des la différence entre les rationalités effectuales et causales. L’approche effectuale interroge une démarche UVP qui ne serait que tirée par l’observation et l’analyse des besoins du client. Il convient également de ce demander ce qui est possible, disponible, présent. C’est d’ailleurs pour cela que les auteurs de « The Lean Enterprise » propose le concept de « innovation thesis » : il faut chercher les problèmes dans des domaines où on dispose d’une légitimité (le « unfair advantage » du lean canvas) et il faut également construire son potentiel de situation pour mieux « effectuer ». Suivre une approche Lean Startup de façon « grecque » - en partant d’un UVP optimal construit à partir des besoins et désirs des clients risque de conduire à l’échec et à la frustration. Notons également que cette analyse permet de comprendre pourquoi l’entreprenariat – au sens de l’effectuation -  est « antifragile » - au sens  de Taleb - et pourquoi la Silicon Valley attribue de la valeur aux précédents échecs. L’innovation entreprenariale est un « serious game », les échecs précédents augmentent le potentiel de situation de l’effectuation pour les parties suivantes.

  8. Ce livre est un véritable manuel de vie, à utiliser dans l’entreprise comme dans sa vie personnelle.  L’application de ces principes est un travail personnel, où chacun s’implique nécessairement :  « Les hypothèses sur lesquelles repose le travail d’anticipation ne sont pas désincarnées, elles sont le reflet de l’identité de l’acteur et de son institution qui les produisent. Ces hypothèses ou croyances se forgent au cours de la vie professionnelle, personnelle et institutionnelle au travers des diverses expériences vécues.»  A plusieurs reprises, l’auteur nous invite à développer une modestie « épistémique » et à accepter un monde complexe dans lequel tous les problèmes n’ont pas de solutions, et toutes les solutions ne sont pas accessibles à nos raisonnements. Au contraire, il nous suggère de privilégier : « La conversation plutôt que la formalisation, les cas particuliers plutôt que les principes généraux, le contingent plutôt que l’intemporel, l’identité plutôt que les données, le contrôle plutôt que la prédiction, ce sont donc cinq heuristiques ou principes d’action en incertitude pour, non pas seulement s’en protéger mais surtout en tirer parti et s’y complaire. » J’en profite pour conclure avec ma citation préférée d’Emmanuel Kant : « On mesure l'intelligence d'un individu à la quantité d'incertitudes qu'il est capable de supporter."

J’ai quelques réserves sur certains points précis – par exemple, je reste un ardent défenseur de l’approche « Lean Startup », mais je n’ai pas besoin de les couvrir ici puisque je vais le faire de façon implicite dans la partie suivante. Il est clair pour moi que l’ « impossibilité de la prévision » est soulignée de façon quelque peu caricaturale : c’est une question de complexité, mais aussi d’échelle de temps (la prévision à court-terme est de plus en plus précise) et de mode d’utilisation. La prévision doit être vue dans une boucle, mais c’est précisément le sujet du livre suivant.

3. La renaissance de la prévision ?


Le deuxième livre, « The Mathematical Corporation - Where Machine Intelligence and Human Ingenuity Achieve the Impossible »  est un livre de deux consultants de Booz & Allen, qui décrit comment un certain nombre d’entreprises utilisent les outils modernes de l’apprentissage et de l’Intelligence artificielle pour résoudre des problèmes métiers de façon significativement meilleure que par le passé. C’est un livre complètement diffèrent dans le ton et le style, mais qui est rempli d’exemples et d’observations « from the trenches » très intéressantes. Le pitch du livre est bien illustré par la citation suivante : «Future power is the ability to apply specific leadership techniques in league with machine intelligence technologies to see future possibilities and shape the future ».   Bien sûr, il contient des exagérations propres à ceux qui écrivent sur les choses qu’ils veulent vous vendre – un autre clin d’œil à « Skin in the Game ». Leur vision sur l’avènement du Quantum Computing relève du pur “wishful thinking ». Néanmoins je considère leur livre comme sérieux et important, en particulier parce que les observations et principes pratiques proposés à partir des expériences décrites sont corroborés par mes propres observations et investigations. Voici de façon symétrique une sélection d’une dizaine d’idées qui ont retenu mon attention.


  1. L’accroissement de la complexité est une formidable opportunité pour les entreprises agiles qui se dotent des bonnes capacités d’analyse et de réaction, grâce aux outils mathématiques (de la science des données à l’intelligence artificielle). Je cite les auteurs : « Complexity is a boon, not a burden. We can’t stress this point more strongly. Complexity in the way systems work is like the complexity inherent in finding gold-bearing mineral deposits—it’s only a barrier to extracting value if you don’t know how to mine for results. Otherwise, it’s treasure.”  Différentes techniques sont illustrées au cours du livre, avec différents exemples qui relèvent de la recherche opérationnelle, mais c’est l’apprentissage automatique qui tient, sans surprise, la vedette. L’apprentissage, sous ses formes profondes (réseau de neurones) ou plus classiques (méthodes dites « statistiques ») est utilisé de nombreuses façons : « Machine learning is not just a learning tool. It’s also a tool for approximation, prediction, and creating original understanding that enhances leaders’ higher-level capabilities to imagine the future and to thrive in it.” La notion de prévision n’est plus l’approche classique linéaire par étape, mais une approche iterative placée dans une boucle de contrôle (je renvoie le lecteur au rapport de l’Académie des technologie sur le Big Data, dont c’est l’idée centrale) : « This always the same idea: forget the insights - optimize future decisions based on cycle ». Du point de vue du chercheur opérationnel, la prévision passe du statut d’heuristique glouton à l’appentissage par renforcement.

  2. On peut faire des choses extraordinaires aujourd’hui avec suffisamment de données et les outils avancés d’apprentissage automatique. Cette affirmation n’a pas d’intérêt en soi, ce sont les exemples qui sont intéressants et qui font qu’il faut lire ce livre. Parmi ces exemples, j’ai relevé d’abord une utilisation de l’apprentissage par pour évaluer un flux (ejection fraction) à partir d’images vidéo : « Within three months, many of the teams had devised algorithms that enabled computers to read MRI cross sections as quickly as they are taken. The machines learned to find the specific image that shows the heart in its totally relaxed state (full of blood) and another in its totally contracted state (during pumping). They then compared the two and calculated the ejection fraction.” Ce qui est intéressant ici, c’est que si les données ont été préparées et annotées par des experts du sujet, l’équipe qui a produit le meilleur algorithme ne connaissait rien à la cardiologie : « The remarkable aspect about the winning team was that neither teammate knew anything about cardiology before the competition. Never before have organizations had at their disposal the global pool of talent to tackle the most complex problems of our time—including problems in fields of knowledge that data scientists know nothing about.” Un deuxième exemple intéressant est celui de la chaîne hôtelière IHG (Intercontinental) qui a utilisé des très gros volumes de données pour complètement revisiter sa segmentation client en produisant des dizaines de milliers de profils: “We concluded that advanced computation could identify more hidden relationships between customer attributes and likelihood-to-respond than is possible with… traditional modeling methods”. Le dernier exemple qui m’a le plus frappé est celui de Merck puisqu’il s’applique à l’optimisation de processus de production industriels qui m’intéresse professionnellement. « The manufacturing team used data science to conduct a large-scale analysis to integrate and analyze 5 terabytes of data using 15 billion calculations and more than 5.5 million batch-to-batch comparisons. They then created a “heat map” showing data clusters associated with high and low yields. Experts could look at the heat map, recommend changes, rework predictive models, and then run more analyses. … Merck uses a data lake for the petabytes of data its manufacturing plants generate. The data come in all formats, combining both in-house and outside data sets that extend backward up the production chain all the way to suppliers of raw materials. … In December 2016, it christened its first plant-wide analytics system in Singapore. A single dashboard will display real-time data flowing in from every part of the plant—manufacturing, tablet production, packaging, quality, warehousing, shipping, and so on.” Du point de vue de la CIO, la principale différence avec les outils précédents est le fait d’être passée d’une approche réactive à proactive : « We want to look at the data now and not wait until we have a problem ».

  3.  La première étape d’une stratégie d’entreprise qui embrasse la complexité est de collecter massivement des données. Par exemple, Ford a choisi d’équiper un ensemble de véhicules d’un très grand nombre de capteurs, puis de collecter de façon massive des données d’usage pendant une longue période de temps pour chercher ensuite, par data mining, à apprendre « the secrets of all factors having to do with transportation … patterns that most customers, and competitors, couldn’t see ». Cette stratégie de collecte de données doit être responsable et socialement acceptable : « The leaders of mathematical corporations have to get ahead of the curve of public opinion to avoid ethical questions that trigger an outcry from angry people, politicians, or both”. Il s’agit d’une approche pragmatique, qui est en premier lieu centrée sur le client dans le but de construire l’acceptabilité : “Because so many data today are personal—names, credit card numbers, locations, health records—you can’t avoid tough choices about how to collect and use people’s information. These choices are often not about what’s legal but about what’s “right” and “wrong.”  Le livre contient des illustrations sur des cas concrets et des informations pratiques très intéressantes. Par exemple, on apprend que 63% de la population US est identifiable de façon unique à partir du sexe, du code postal et de la date de naissance. Les témoignages des principaux acteurs des exemples d’applications donne la matière de ce guide pratique de la collecte de donnée. Par exemple, le CIO de Meck, Michele D’Alessandro, explique :  « for technology people, the idea of pulling in raw data, without formatting or organizing it in traditional ways, has been a leap. Most of her people are accustomed to making sense of data after sorting it into a well-defined taxonomy. Using raw and unstructured data for discovery requires both a new mind-set and skill set.”

  4. Il faut devenir « data-driven » précisément pour éviter la « narrative fallacy » et surmonter nos différents biais cognitifs qui s’expriment de plus en plus au fur et à mesure que la complexité augmente. Nous ne sommes pas équipés pour comprendre la richesse des interactions d’un monde complexe ni pour appréhender des très larges volumes de données. Les auteurs prônent une collaboration entre l’ingéniosité et intuition humaine et les capacités analytiques de la machine. Cette collaboration conduit à réinventer son métier et ses processus : « Kirk Borne says the detail you capitalize on in the mathematical corporation amounts to a new way of doing business. “It’s the purist form of evidence-based decision making, or data-driven decision making,” he says. The evidence comes from genuine analyses of the complexity of reality.”Tout au long du livre, le mot clé est celui d’itération. Il y a un co-développement entre l’intuition, la compréhension du problème et les méthodes analytiques. L’exemple de la FAA qui a choisi d’analyser de façon globale une volume massif de données de vols est illustratif : « At the FAA, the team applied its computing horsepower to a data sample of 52 million flights over five years. The sample included 5.25 million rows of data. The computations were even more complicated than anticipated because the data were not clean; the Bayesian belief network was needed because it can estimate missing values amid all that complexity”. Je cite cet exemple car j’entends trop souvent dire qu’on ne peut utiliser l’apprentissage ou l’intelligence artificielle que sur des données nettoyées et exacte. Ce n’est pas le cas, on sait depuis longtemps appliquer des méthodes d’apprentissage sur des données bruitées, mais il faut en avoir conscience ! ce qui pose problèmes ce sont les données fausses alors qu’on croit qu’elles sont justes.

  5. La boite à outils des techniques d’apprentissage et d’intelligence artificielle est large, il faut savoir les hybrider pour produire des solutions propres à chaque défi. On retrouve ici un des thèmes du nouveau rapport de l’Académie des technologies sur l’Intelligence artificielle. Cette boite à outils est loin d’être suffisante pour que les algorithmes deviennent autonomes, ce livre n’est pas naïf sur les possibilités de l’IA et de l’apprentissage aujourd’hui : « This is not to suggest that you will give over the job of leadership to a machine. Quite the opposite. Machines are still a long way from being that good. The mathematical corporation provides new and exciting ways for people to employ unique human qualities at a higher level.” Le livre cite l’exemple d’utilisation d’apprentissage a Berkeley pour découvrir des propriétés des assemblages cristallins pour obtenir des nouveaux matériaux : l’utilisation de l’ordinateur a accéléré de façon spectaculaire le travail de laboratoire grâce à la simulation et l’exploration numérique, mais le travail de compréhension sur la physique théorique est entièrement le fait des humains. Les nouvelles techniques de l’entreprise numérique lui servent d’amplificateur et de correcteur d’intuition : “The machine works better than the gut. Intuition has served leaders well (and still does) principally because the human mind absorbs and understands more detail and substance than we consciously know”. Le nouveau monde des données massives et des algorithmes intelligents est un monde passionnant, dans lequel la curiosité est une vertu cardinale : «  Curiosity. That’s the X factor. Inquisitiveness propels you to arrive at the best question—virtually never the one you started with—and remains core to finding the impossible strategy. It’s what spurs you to shatter thinking constraints, trust new cognitive tasks to the machine, take advantage of new technologies, test new ideas in a tireless stream of experiments, and collaborate with computers ».

  6. Le développement de ces techniques, des méthodes d’analyse, des capacités d’appréhension et de compréhension des environnement complexe prend du temps. Il s’agit d’un processus de développement itératif, lent et émergent : « Only in legend do you strike the mother lode immediately. The right questions and answers bubble up through successive cycles of questioning and experimenting, even if you collect gold nuggets along the way. The journey is all about arriving at a single question that produces the “aha” that completely changes your strategy”. Pour explorer l’espace des solutions algorithmiques, les auteurs recommandent de faire appel à la communauté des data scientists, par exemple avec l’organisation de concours sous Kaggle : « If the problem is tightly framed, you can even work with an organization like Kaggle, the start-up that sponsors competitions to solve data science problems. If you work with Kaggle, you team up with a network of more than a half million data scientists.L’opposition avec le livre de Philippe Silberzahn n’est pas aussi évidente qu’on pourrait le croire. Les auteurs ne défendent pas une vision classique de la prévision : « One hurdle is that people have long been taught that forecasting, especially related to human behavior, is a strength of human beings. But the power of people to call the future correctly is overrated.”.  La prévision moderne est une boucle systémique auto-correctrice, sur des échelles de temps courte et soumise à une évaluation critique constante. Tout cela prend du temps, il n’y a pas de « silver bullet » : « Although that’s a great aspiration—who doesn’t like the notion of finding treasure on the first day of the hunt?—the riches of machine intelligence normally accumulate through experimentation”. L’exemple de Meck est intéressant car il s’agit d’une transformation profonde du métier : « At Merck, manufacturing CIO D’Alessandro says that bringing together in-house and outside data underpins the company’s new manufacturing work. Whereas each part of a plant once optimized its own operations—supply chain, tablet making, packaging, shipping—data from all those parts are now combined. What’s more, Merck imports data sets on weather, transportation, imports/exports, and manufacturing machines and processes”. Ce point mérite d’être souligné : l’utilisation de l’intelligence artificielle conduit à une remise en cause profonde du métier industriel.

  7. Le temps ne sert pas seulement à développer et à améliorer les outils et les méthodes, il sert également à développer le « jugement » des acteurs humains. Ce point est la conséquence logique de ce qui vient d’être dit : puisqu’il faut conserver un œil humain et critique dans l’application des méthodes numérique, le rôle du management doit forcément évoluer. Comprendre et piloter cette coopération homme-machine devient un rôle fondamental du management : « Judging models, then, becomes an executive-level job. This doesn’t mean knowing how all the technology works. What it does mean is remaining ringside to be sure the organization makes the most of models and avoids pitfalls". On trouve dans le livre un petit aperçu des pièges classiques de l’apprentissage tels que l’overfitting ou les corrélations fortuites : « a common modeling problem is overfitting, shaping the model to fit the complexity of a particular problem so closely that errors in the data distort the output. …. Another failure is mistaking correlation for causation. In data science, the mass of data, adequately “tortured,” reveals correlations of all kinds».


  8. L’utilisation de données et d’outils sophistiqués exige une humilité, encore plus grande que par le passé, dans l’appréhension de situation complexes.  Les outils doivent rester au service de l’intuition humaine, il faut donc éduquer les décideurs pour qu’ils restent maître de leur processus de décision, et qu’ils aient l’humilité adaptée à la complexité de leur environnement. J’ajouterai, à titre de clin d’œil, qu’on peut commencer par lire le livre de Philippe Silberzahn. Cette référence à l’humilité est un trait commun aux deux ouvrages : « If you’re like us, you will realize something else: leading in this era requires a dose of humility. » L’humilité est nécessaire pour éviter (en partie) les erreurs (qui peuvent s’avérer des catastrophes) mais également pour voir les opportunités : « Machine intelligence “won’t help you if… people [don’t] admit when things didn’t work ». Je termine avec cette très jolie citation : « Scientific leaders do not excel because of how much they know but because of how much they inquire about what they don’t know».

  9.  Le nouveau monde décrit dans ce livre n’est pas celui de demain, c’est celui d’aujourd’hui. La technologie est déjà là, ce qui coince le plus souvent est l’attitude et la culture (le « mindset ») : « what holds back progress is not technology, but thinking”. Pour le dire avec des mots différent, la diffusion des méthodes d’apprentissage et d’intelligence artificielle n’est pas un problème d’offre mais de demande.  Il est clair que ce livre est un livre orienté, un livre de consultants, un livre résolument techno-optimiste, un livre de culture américaine, qui ce peut agacer certains : « The promise of using machine intelligence is that we will overcome our narrow-minded thinking by using rules derived from a fuller understanding of how humans act. In turn, we will be able to predict and shape behavior, whether for profit, competitive gain, protection, or social good.”  Une partie de ces affirmations ne résiste pas à la critique d’un Nassim Taleb ou d’un Philippe Silberzahn, mais les exemples du livre sont riches d’enseignement et le monde s’est emparé avec succès des approches et méthodes qui y sont proposées. Il serait donc naïf et contre-productif de l’ignorer. Je vais conclure ici en empruntant au livre cette citation de David Whyte : “Stop trying to change reality by attempting to eliminate complexity… apprentice yourself to the complex poetry of human endeavor.”

4. De la prévision au jeu

Le titre de ce billet est en fait le titre d’un livre que je voulais écrire il y a trois ans, avant de me lancer dans des aventures différentes. Je voulais montrer qu’il existe une nouvelle famille de méthodes quantitatives qui se rapprochent précisément de ce que préconise Nassim Taleb :
  • Des jeux, pour développer des réflexes de résilience, dans la grande tradition des « war games »,
  • Des simulations, non pas pour prévoir mais pour mieux comprendre (ce qui a donné lieu à l’approche GTES),
  • Des approches de théorie des jeux pour se forcer à prendre en compte les points de vue des différents acteurs – comme le rappelle Philippe Silberzahn, dans la plupart des systèmes complexes, celui qui modélise/analyse est un acteur du système complexe – sa perception modifie ses actions qui modifient le système.

Il y a donc deux façons de comprendre le titre « de la prévision au jeu ». Soit le jeu est vu comme un exercice pratique de développement de réflexes, dans ce cas il s’agit de suivre les traces de Taleb, Jullien et Silberzahn pour développer son potentiel de situation en pratiquant des exercices. Soit le jeu est vu comme un système itératif de « reinforcement learning », ce qui ouvre la porte à une approche de « Mathematical corporation », une approche qui utilise les données, la machine et des algorithmes sophistiqués. L’ambiguité de l’attitude face à la complexité, l’incertitude et l’anticipation est donc implicitement présente dans ce titre. C’est bien sûr volontaire, puisque je suis « en même temps » un partisan des deux approches.
Je peux donc conclure en formulant une réponse approximative à la question posée en introduction :
  1.  Le monde est à la fois complexe et linéaire, prévisible et imprévisible. Une des premières tâche du pilotage stratégique est de reconnaitre cette dualité et de comprendre ce qui se situe où. Il existe un « edge of the chaos », une frontière passionnante, et c’est à la fois un lieu de création de valeur et de prise de risques (ce qui va de pair).
  2. Cette séparation est doublement complexe et forcément fausse. C’est pour cela que l’humilité est la première caractéristique de la pensée stratégique dans un monde complexe. On retrouve d’ailleurs ce point souligné de façon égale dans les deux livres. On ne sait pas ce qu’on ne sait pas – bienvenue en incertitude – et dans un système complexe, certains comportements et caractéristiques échappent à la « connaissance »
  3. La prévision au sens classique est effectivement dangereuse, comme l’explique Philippe Silberzahn, et doit donc être réservée à des domaines précis et maîtrisés (cf. le point précédent). La prévision dans un monde complexe s’inscrit forcément dans un système complexe et itératif qui d’une part valide/invalide/étalonne la valeur ajoutée de cette prévision en permanence et d’autre part forme un cadre de protection pour limiter les conséquences d’une prévision erronée (dont l’occurrence est une certitude).



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